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considérations littéraires, musicales, cinématographiques, politiques et philosophiques...
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14 août 2016

turn on the lights...

Je n'imaginais pas qu’en ressortant ce coffret de derrière les fagots l’expérience allait être tout aussi bouleversante qu’il y a vingt ans, quand parut pour la première fois ce magnifique objet sur fond rouge et noir. Publié initialement par le label Warner, ce fameux « cube box » comprend six disques incluant chacun plus d’une heure de musique ! Sa publication en novembre 1996 fut un événement sans précédent dans le milieu du jazz et les plus belles plumes de la presse spécialisée ne tarirent pas d'éloges à son égard. Ce coffret fit l’objet d’une réédition (Nonesuch) en 2009 (Turn Out The Stars dans un emballage beaucoup plus mince que le superbe « cube box » paru treize ans plus tôt…). Aujourd’hui les deux éditions sont en rupture de stock et les prix dépassent vraiment la décence ordinaire… Cela étant dit, l’intégralité de ces quatre soirées se trouve sans problème sur des sites en streaming. Les sites en streaming, la mort programmée de la musique… Le son n’y est pas aussi excellent que sur compact disque ou sur vinyl, on ne le répètera jamais assez. Et je ne suis pas sûr que l’on puisse aussi bien apprécier un enregistrement par ce moyen de diffusion. Les sites en streaming nous disent seulement dans quel monde de surconsommation nous nous trouvons. On ne lit plus les critiques fiables. Tout le monde se fait critique de tout et n’importe quoi. Quant à la qualité d’écoute, elle s’en retrouvera toujours lésée, forcément… On n’écoute pas un disque de la même manière. Mais c’est ainsi… Les temps changent. Nouvelles générations… De celles qui mépriseront et jugeront à l’emporte pièce des œuvres aussi essentielles que celle-là. Les vacances sont en tout cas propices à écouter ce genre de monument. Entre minuit et cinq heures du matin, puis entre midi et quatorze heures… Les bras m’en tombent. L’idée d’un certain bonheur aussi. Fragile mais réel. Ou l’idée d’une certaine plénitude, car cette musique stupéfiante nous comble au delà de toute parole. Le temps parcouru au cours de ces six heures et trente-six minutes vous dépasse. Il y a là effectivement quelque chose d’ineffable comme le disait Vladimir Jankélévitch (La musique et l’ineffable). Ineffable et métaphysique à la fois. Je n’ai pas encore écouté les sessions au Keystone Corner captées entre les 31 août et 07 septembre 1980, soit une semaine avant la disparition du maître (dans The Last Waltz et Consecration nous avons droit à seize heures de musique captées au cours de sept soirées au fameux club de San Francisco). Mais ici, à New-York, au Village Vanguard (contrat d’une semaine, entre les 04 et 08 juin 1980), une chose est sûre : Bill Evans éblouit, séduit, rage, veut comme en finir au plus vite. Prémonitoire ? Sans doute. Et pourtant, il touche le sublime. En jazz, il y a toujours eu le joli, puis le beau, et enfin le sublime. La différence entre l’anecdotique et le métaphysique est de taille.

Il est notable que le dernier passage du pianiste au Village Vanguard (trois mois avant sa mort prématurée le 15 septembre 1980) ait pour titre « Turn Out The Stars ». Après tout, n’était-ce pas une façon de dire qu’il ne lui restait que peu de temps à vivre, que son art, aussi brillant fût-il, touchait à sa fin ? Il le savait. Il en était bien conscient. Conscient qu’il était malade et que ses jours étaient comptés. Ses problèmes de drogue le tiraient vers le bas depuis pas mal d’années déjà. « Turn Out The Stars », composition merveilleuse du pianiste, est à ce titre prémonitoire. Prémonitoire jusqu’au bout des ongles, jusqu’au creux de la nuit, dans l’obscurité d’un club légendaire… Le public est médusé, enchanté… Le pianiste ne m’a jamais paru aussi volubile, aussi loquace, et aussi nerveux qu’ici. Mais il est également concentré, juste, profond, sincère et d’une authenticité de cristal. De toute manière, le pianiste véritable n’est-il pas un conteur, un livre ouvert à lui seul ? En sa compagnie, la musique prend alors le tour amical d’une immédiate intimité. Et quand de surcroît ce pianiste s’appelle Bill Evans, nous sommes avec lui comme le plus sûr des compagnons. Nous l’écoutons. Nous fermons les yeux. Nous sentons ses silences et ses élans lyriques (qui ne tombent jamais dans la sensiblerie ou le sentimentalisme forcené), ou pour le dire autrement, nous sentons sa vie, son cœur déchiré, son âme, sa patrie intérieure bouleversée et si humaine, même si ceux-ci se teintent de mélancolie, de langueurs lucides et lointaines, notamment sur des ballades inoubliables telles que « I Do It For Your Love » (disque 5), « Minha » (disque 6) ou encore « Quiet Now » (disque 2). Que dire encore de ces trois versions de « Nardis » au cours desquelles le trio m’apparaît plus free que jamais ? Bill Evans, de disque en disque, de concert en concert, s’est fait ainsi des amis de voyage et de bordées. Le piano comme instrument, la mélodie et l’épanouissement harmonique comme boussole, le jazz comme carte ou comme territoire, les notes suivaient les années et les différentes saisons, que ce soit un dimanche de juin 1961 (Sunday at the Village Vanguard) ou un jour d’hiver de janvier 1974 (Since We Met et Re :Person I Knew), le Village Vanguard était un peu sa résidence.

Il allait ainsi clore sa carrière sur la côte est, tout comme John Coltrane, dans un lieu mythique de New-York, et ce, de façon si extraordinaire (les deux hommes, même s’ils ont joué ensemble, avaient bien entendu un style et une approche bien différentes du jazz). Un double LP de ses sessions était prévu. Evans était donc concentré pour l’enregistrement. Sa publication ne verra hélas jamais le jour de son vivant (pour celles et ceux qui ne pourraient se procurer le coffret, signalons la sortie de ce disque tout aussi recommandable, Highlights from Turn Out The Stars qui illustre le choix du pianiste pour ce fameux double LP)… Bref, il fallut attendre seize longues années ! Les nouveaux partenaires de Bill sont ici Marc Johnson à la contrebasse et Joe LaBarbera à la batterie, arrivés un an plus tôt (on les avait déjà entendus à l’Espace Cardin, dans deux sublimes volumes publiés eux aussi à titre posthume, The Paris Concert, edition one et The Paris Concert, edition two). Ces deux musiciens savouraient le velouté de quelques standards marqués au fer rouge et la fraîcheur des nouvelles compositions du pianiste. Notes bouillonnantes et accords complexes glissaient ainsi au revers des heures, jusqu’à jouer pendant trois sets au cours d’une même soirée, et le jour s’en allait, consumé et rougeoyant, vers des couchants fondus avec les aubes, avant de reprendre le lendemain le même chemin. On a longtemps disserté sur l’apport de Marc Johnson dans ce nouveau trio (dans la droite lignée d’Eddie Gomez mais surtout de Scott LaFaro et même de Charlie Haden, au point que Bill Evans dira que ce trio était le meilleur qu’il ait eu depuis la mort tragique de celui qui avait composé « Jade Visions » et « Gloria’s Step »). Si Marc Johnson fit l’unanimité, en revanche Joe LaBarbera posa problème. Son jeu n’avait rien de fondamentalement « jazz ». D’aucuns le trouvaient lourdingue derrière les fûts, aussi lourd qu’un éléphant marchant sur un tapis de porcelaine, comme diraient certains. C’est un jugement un peu injuste. Certes, La Barbera n’est pas le coloriste que fut Paul Motian, ni le très fin Larry Bunker, et son rôle, s’il avait été tenu par un Philly Joe Jones, ou un Marty Morell, ou encore un Shelly Manne, on se doute que le résultat eût été autrement plus brillant. Et pourtant. Et pourtant, il y a une telle télépathie entre les musiciens que l’on pardonnera cette faute de goût de la part du pianiste et cette incompréhension de la part des mélomanes. Marc Johnson est incroyable de bout en bout, donnant le maximum (non pas que le batteur se contente du minimum), mais c’est là où l’on voit la différence entre celui qui possède un style merveilleux identifiable dès les premières notes (comme je le disais plus haut, Marc Johnson se rapproche énormément de Charlie Haden) et celui qui possède une technique limitée, sans aspérité, malgré toute l’ardeur qu’il peut y mettre, ça ne changera pas grand chose. En attendant, allez à votre médiathèque ou attendez une nouvelle édition ! Sinon, greffez-vous sur le LP mentionné plus haut. Bonne écoute à toutes et à tous.

 

Turn_Out_the_Stars_The_Final_Village_Vanguard_Recordings

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