Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

considérations littéraires, musicales, cinématographiques, politiques et philosophiques...

considérations littéraires, musicales, cinématographiques, politiques et philosophiques...
Publicité
Archives
27 décembre 2023

Steve Lacy, une sélection...

Steve Lacy School DaysSteve Lacy ClinkersSteve Lacy NY Capers and QuirksSteve Lacy Dreher Paris 1981

 Les prix affichés sur amazon marketplace sont franchement indécents, quand lors de sa sortie en 2003, on pouvait trouver ce coffret Hat Hut comprenant 4CD pour 40 euros (somme déjà conséquente). Mais qu'attend donc le label Ezz-thetics pour rééditer cette merveille des merveilles ? Depuis deux-trois ans maintenant, Werner X. Uehlinger ne supervise-t-il pas un travail de rééditions (et de restaurations) sur son nouveau label ? (1) Lors d'un déstockage en 2008, la boutique Harmonia Mundi avait même proposé ce digipack luxueux pour 20 cacahuètes ! Quelle ne fut pas ma surprise ! Fauché, je n’avais pu saisir l'offre (ou l'occasion) et dus me contenter d'un spécimen emprunté à la médiathèque. Cela dit, il y a quelques mois, j’ai pu le trouver à 19 euro dans un état très correct. Pour les moins chanceux, restent les sites en streaming où l'on pourra toujours cueillir la totalité du contenu (quasiment cinq heures de musique délectable !). L'art du dialogue et l'inspiration brûlante entre ces deux-là (‎ Steve Lacy  au saxophone soprano et  Mal Waldron  au piano), ça n'est un secret pour personne (que l'on se souvienne de quelques albums, tels  Sempre Amore  et  Communiqué  parus chez Soul Note respectivement en 1986 et 1997, ou encore le superbe  Hot House  publié chez Novus en 1991). Avec ce Live de 1981, on tient la trace de leur toute première performance en duo. Plus qu'un document, c'est un équilibre parfait en termes de contraste musical, de communion et de complémentarité. Deux fortes singularités. Deux Géants du jazz. Deux monstres sacrés.


D’anciennes éditions séparées existaient (voir ‎ Live at Dreher : Round Midnight  et ‎ Live at Dreher : The Peak ). Le son est ici parfait. ‎ Live at the Dreher (Paris, 1981)  est surtout un must en termes de musiques improvisées. Il fait partie de ces enregistrements gravés dans le marbre. Une priorité absolue, la pérénnité logique d’une amitié musicale qui avait débutée à la fin des années 50 (leur premier rendez-vous,  Reflections , un album en quartet exclusivement centré sur le répertoire de  Thelonious Monk ). Ce coffret fait bien sûr partie de l’acmé discographique des deux comparses. Un rendez-vous inoubliable devant un public restreint (la captation eut lieu entre le 10 et 14 août 1981). Quand on réécoute le tout aujourd’hui, les mots ne peuvent rien. On est traversé par un je-ne-sais-quoi qui vous dépasse. Beauté... Inspirations... Surprises... Et ce sentiment de plénitude. C'est donc une somme colossale, une borne dans l'histoire du jazz, au même titre que tous ces live jazziques que vous réécoutez parfois ou avez en tête (2). Sous leurs doigts, nos deux Artistes bousculent les notes, malaxent les thèmes, creusent des sillons dans votre âme (Deep Endeavors, A Case of Plus 4s). Si en Art, le mot « transcendance » prend tout son sens, c'est bien ici. La musique, tantôt ascétique, tantôt re-belle, prend des hauteurs insoupçonnées. Le répertoire alterne quelques compos de Monk (Round Midnight, Let's Call This, Epistrophy, Well You Needn't) avec d'autres du répertoire de ces deux géants (The Seagulls of Christiansund, Blinks, The Peak, Herbe de L'Oubli...).

Voici donc un écrin, un trésor inestimable. Sincérité et authenticité dans l'interprétation, explorations et interactions comme on l’entend peu de nos jours. Mieux : ces deux titans du jazz nous offrent un sommet dans l’art du dialogue. Jamais, sans doute (sauf chez Monk, Trane, Miles, Charles Mingus, Bill Evans, Paul Bley, Roscoe Mitchell, Chet et Stan Getz) n'avions-nous eu droit à ce que le jazz à de plus grand et de plus ESSENTIEL sans que ça ne tombe dans la mièvrerie ou la sensiblerie... Bien au contraire. Ici, tout se joue dans le présent et l'éternité, dans la profondeur et la légèreté, dans l'instant et l'histoire, sans politesse forcée, sans afféterie, ni faux-semblant. Essentiel, je vous dis. Quand on réécoute par exemple Deep Endeavors (plage 7 sur le disque 1), l'auditeur ne peut qu'admirer le propos. La complicité, la connivence et le dialogue sont portés par deux Artistes qui aiment la Mélodie et les Mystères. Ils se rient parfois de ce qu’ils jouent. Mais jamais (ô grand jamais !), ils ne prennent le public pour des ignares ou des rigolos. Pas d’esbroufe par ici. Ni de cacophonie. Ces quatre heures trente de Musique traversent le Temps et le Temps nous traverse avec eux, sans la moindre incidence sur nos caractères et le leur, même s'ils sont déjà, tout là haut, ailleurs, au milieu du firmament.  Mal Waldron  nous a quittés en décembre 2002,  Steve Lacy  en juin 2004. Ce témoignage discographique prouve une nouvelle fois qu'ils l'étaient déjà, tout là-haut ou tout en bas (je ne fais pas de différence). Une façon de Naître et de Renaître. Avis aux amateurs /amatrices...

________________________________________________________

(1) En effet, depuis 2019, Werner X. Uehlinger (l'ancien propriétaire de Hat Hut / Hatology, label maintenant défunt...) supervise une série impeccable (pour ne pas dire sublime) intitulée Revisited (pour plus de renseignements, visiter le site du label Ezz-thetics, titre donné en hommage à la galette incontournable de George Russell...). Les exemples et les travaux de restauration ne manquent pas, que ça soit du côté de Marion Brown (‎ Why Not ? Porto Novo ! Revisited ), Archie Shepp (‎ Blasé & Yasmina Revisited ), Jimmy Giuffre ( Free Fall Clarinet  et  Graz Live 1961 ) ou John Coltrane ( Impressions Graz 1962  et  My Favorite Things Graz 1962 ). De quoi faire mal au porte-monnaie quand même et ne manger que du riz pendant de longs mois... Et hop à la diète !

(2) Pour le dire autrement, pour moi, ce coffret est aussi essentiel que le fameux  Live at The Plugged Nickel  (Miles Davis) et le légendaire  The Complete 1961 Village Vanguard recordings  (John Coltrane). Citons (et savourons) d’autres « live » tout aussi indispensables tels le  Complete Live at Café Bohemia  par le quintet de Kenny Dorham (Blue Note, 1956), ou encore  The complete live at the Village Vanguard 1961  par le trio de Bill Evans, les deux volumes au Five Spot Café par le quintet d'Eric Dolphy ( At Five Spot, volume 1  ‎et  At Five Spot, volume 2 ), les deux volumes par le trio d'Ornette Coleman à Stockholm en 1965 (chez Blue Note), sans oublier The Complete 1975 Toronto recordings de Paul Desmond (paru chez Mosaic en novembre 2020), complétant le déjà très bon ‎ Live !  et enfin le Live 2-4 de feu Jim Hall (en vente uniquement sur le site de l’artiste) lequel coffret complète le magnifique  Live !  donné à Toronto la même année... On ne pourra faire l'impasse sur le superbe  Live at Historic Slugs  par le quartet de Charles Tolliver ni sur quelques lives de Charles Mingus (comme ce fameux doublé  At Carnegie Hall  qui vient de paraître chez Rhino...). Quelques concerts de Duke Ellington et de Thelonious Monk restent incontournables (‎ At Newport, 1956 2CD  et  The complete Live at the It Club  par exemple). Le sublime et indispensable coffret  Blues for the Fisherman 4CD  par le quartet d'Art Pepper est réservé aux amateurs du saxophoniste (concert donné au Ronnie Scott en 1980, soit quelques années après les fameuses soirées au‎  Village Vanguard  dont on aimerait voir apparaître une nouvelle édition, cela étant dit en passant...), et puis tant qu'on y est, mentionnons le colossal coffret ‎ The complete live at the Village Gate 1962  par le quartet de Sonny Rollins avec Don Cherry, sans oublier la toute récente publication Blue Note du coffret de Lee Morgan au Lighthouse ( The complete Live at the Lighthouse ). Bien sûr, cette chronique est très subjective. Celle d'un passionné complètement toqué de jazz et de musiques improvisées. Je tiens enfin à remercier tous les critiques de jazz professionnels, de Francis Marmande à Sylvain Siclier en passant par Frédéric Goaty, Frank Bergerot, Frank Ténot, Franpi Barriaux et bien d’autres encore.

 

 

 

 

Publicité
Publicité
8 juillet 2023

couvrez ce sein que je ne saurais voir...

Le Sein de Philip Roth

Ce bouquin est « étrange » (le mot « étrange » revient d’ailleurs plusieurs fois et ce dès la première page). Voici un roman surréaliste. Un roman de « crise »… En effet, que faire quand on a le sentiment de faire du sur-place et qu’on n’est plus « une citadelle de santé mentale » ? Un homme, David Kepesh, se voit métamorphosé en glande mammaire (sic). Au début, c’est la panique ! Il vit « cela » comme un drame. Il est aussitôt hospitalisé (médecins, psychologues et infirmières s’occupent de son cas…). Bon, faut pas être être trop sévère :  Le Sein  de Philip Roth se lit au second degré et assez rapidement (édition folio : 120 pages). Le style de l’écrivain est très identifiable (déambulations psychologiques, symboliques, délires… et surtout une grande maîtrise dans la narration). Au delà de la farce qu'est  Le Sein , quelques réflexions viennent se greffer à mon esprit : que signifie pareille « métamorphose » (le pénis du narrateur n’existe plus) ? Est-ce une humiliation quand on change de corps ? La question que je me pose est aussi la suivante : l’homme ne serait-il plus lui-même dans nos sociétés dites « modernes » ? L’homme serait-il à ce point « incomplet » ? Pire encore : l’espèce humaine est-elle menacée de disparaître (avec les nouvelles technologies en cours qui amputent, déforment, faisant fi de la nature) ? Et puis qu’est-ce qu’être un homme ? C’est toutes ces questions que se pose le narrateur névrosé new-yorkais, professeur de littérature comparée à l’université, et hédoniste intrépide marié à Claire, une jeune prof de collège… A un moment, il déclare d’ailleurs ceci : « Ce qui me tracasse, c’est ce que je dois faire pour continuer à être moi. Car si je ne suis plus moi, alors qui suis-je ? Que suis-je ? Ou bien je continue à être moi ou bien je deviens fou et je meurs » (page 47). Est-ce qu’un homme peut également se mettre dans la peau d'une femme et si oui, qu’est-ce que tout cela signifie ? Y a-t-il enfin des limites à l’empathie et si oui, à quel niveau ?

David Kepesh (que vous retrouverez dans  La Bête qui meurt  et ‎ Professeur de Désir ) enseigne dans une université américaine (Roth a également enseigné la Littérature à la fac). Il y enseigne quoi ? La littérature comparée. Tchékhov, Kafka, François Mauriac, et j'en passe. Il a 38 piges et Claire, sa compagne, en a 25. Ils ne vivent pas ensemble pour s'éviter la routine et des désagréments de toute sorte (là encore, un mode de vie souvent vécu dans notre Occident individualiste qui n’en peut tout simplement plus de la promiscuité, de la vie de couple traditionnelle, car vivre avec l’autre, on le sait, « ça » demande non seulement des compromis mais aussi des efforts… Et puis, vivre à deux peut tuer l’amour selon le psy de Kepesh… Le roman fut publié en 1975 (deux ans avant ‎ Professeur de Désir ). Fin de la guerre du Vietnam. Ça compte. Et ça pèse aussi dans les consciences. Kepesh est un homme qui doute de lui, de ses capacités « viriles » de mec (pannes d’érection). Il le dit et n'en a pas honte. Enfin, si, il en a un peu honte. Même si c’est l'humain. Voici un premier extrait : « Cela commença étrangement. Mais aurait-il pu en être autrement, de quelque manière que cela eût commencé ? On a pu dire, bien sûr, que tout sous le soleil commence étrangement et finit étrangement et que tout est étrange : une rose parfaite est étrange, une rose imparfaite ne l'est pas moins, et la rose qui a une beauté ordinaire de rose et pousse dans le jardin de votre voisin l'est aussi. Je n'ignore pas que, dans une certaine perspective, tout apparaît terrifiant et mystérieux. Placez-vous du point de vue de l'éternité : tenez compte, si vous en êtes capable, de l'oubli, et tout ce qui est devient prodigieux. Néanmoins, je voudrais porter à votre connaissance, en toute humilité, que certaines choses sont plus prodigieuses que d'autres, et que je suis l'une de ces choses. Cela commença étrangement – par un léger fourmillement sporadique dans l'aine. »

On l’aura compris : chacun, chacune y trouvera les réponses qu’il – ou elle – voudra. A l'heure des questions sur le genre et la trans-identité et donc sur la réassignation sexuelle (lire à ce propos  La philosophie devenue folle  de Jean-François Braunstein, aux éditions Grasset, 2018),  Le Sein  annonce quarante ans avant l’heure la question de notre humanité mais aussi l'ambiguïté et l’arrogance de ce qu'on appelle encore le « post-modernisme », terme que j’exècre au demeurant (là encore, on ne manquera pas de lire « Cynical Theories » par Helen Pluckrose et James Lindsay tout récemment publié sous le titre français  Le triomphe des impostures intellectuelles ). Mais ne mélangeons pas tout : le roman de Roth, s’il s’inscrit dans les années 70 et le début de la libéralisation des mœurs, reste de la pure fiction et ça n'est pas aussi scabreux et sardonique comme l'avancent certains (même si on y lit ici et là que Kepesh, transformé en mamelon a encore envie de « baiser »). On peut en faire plusieurs lectures et en donner plusieurs interprétations. Certes, Philip Roth évoque de façon (un peu trop) explicite  La Métamorphose  de Kafka mais aussi ‎ Le Nez  de Gogol et  Voyages de Guliver  de Jonathan Swift (œuvres incontournables de la littérature mondiale) pour souligner l’influence de la littérature sur la mal-être de David Kepesh (2). Pourquoi pas. Mais c’est parfois démonstratif. Cela peut enlever du mordant au récit. Quoi qu'il en soit,  Le Sein  trouve un drôle d’écho aujourd’hui. Pour moi qui l’avais lu il y a une dizaine d’année, sans y trouver trop d’intérêt, de le reprendre aujourd’hui, mon avis a perceptiblement changé. Notre regard évolue. Notre conscience aussi. Roman visionnaire ? Symbolique ? Tout cela à la fois ? En tout cas, il fait partie de ces ouvrages incontournables de l'auteur de  Portnoy et son complexe , même si en refermant le bouquin, un sentiment d’inachevé me serre en mon sein. Plutôt un exercice de style. Réussi mais limité.

____________________________

(1) Pour Philip Roth, il serait encore plus fou de nier que le monde est fou et que l’on soit fou soi-même. Garder « sa santé mentale » passe donc par la créativité, l’écriture, l’art (le travail associé à l’imagination pour notre romancier).

(2) Références également aux Frères Karamazov et aux poèmes de Rilke. Toutes ces références, toutes ces lectures, toutes ces études ont donc un effet sur la santé de Kepesh. Celui-ci ne nous ferait-il pas un « Burn Out » ? Trop d’étude épuiserait-il le corps et l’esprit ? Cela pourrait-il conduire à cet état de folie selon Philip Roth ? Et pourtant, il ne peut faire autrement, notre David Kepesh. Autrement dit encore, face à un monde aberrant et absurde, l’art, la lecture et l’écriture restent autant de moyens de survie. Trouver son équilibre, finalement, là est l’essentiel (équi-libre : égalité + liberté)…
8 juillet 2023

le sexe ne se borne pas à une friction, à un plaisir épidermique. C'est aussi une revanche sur la mort...

La bête qui meurt philip roth

C’était avant #MeToo (et depuis, ça n'est pas gai : chasse aux sorcières, délations justifiées ou non, etc.). A la fac, ça n’était pas un « mythe » : il y a toujours eu un prof qui entretenait une relation avec une de ses étudiantes (1). Les deux étaient consentants ? Pas de problème. Affaire privée. Ce roman de Philip Roth (216 pages en livre de poche) remarquablement traduit de l’anglais par Josée Kamoun (le titre original est ‎The Dying Animal qu’on aurait pu traduire par « La Bête qui agonise ») propose en première page une citation d’Edna O’Brien (2) : « L’histoire d’une vie s’inscrit dans le corps tout autant que dans le cerveau. » Au-delà de la formulation,  La Bête qui meurt  est une réflexion sur un amour impossible entre deux êtres... On songe à  La belle et la bête  de Madame Le Prince de Beaumont. Sauf qu’ici, ça n’est pas un roman pour endormir les mouflets. Le narrateur, David Kepesh (déjà croisé dans  Le Sein  et  Professeur de désir ) est un hédoniste intrépide, sensible aux charmes féminins. A 62 ans, il n’enseigne quasiment plus. Proche de la retraite, il raconte comment il s’est épris d’une de ses étudiantes, Consuela Castillo, 24 ans, fille de riches émigrés cubains. Publié en 2001 aux Etats-Unis, tout de suite après ce pavé qu’est  La Tache , La Bête… est une œuvre d’une grande sensibilité (sans pour autant tomber dans le sentimentalisme). Le récit, bien que lubrique et impudique (l’histoire d’un vieux dégueulasse, diront certains), est admirable, d’une grande sobriété. C’est surtout le récit d’une « chute », d’une nouvelle désillusion. Comme d’habitude chez Roth, les phrases vont à l’essentiel. Voici surtout un intellectuel qui doute et s’interroge sur le sens de son existence... Une question a aussi toute son importance : elle concerne le pouvoir qu’exerce un enseignant sur celles et ceux qui l’écoutent. Mais de quel pouvoir parle-t-on ici, si ça n’est celui de la séduction. George Steiner s’était admirablement exprimé sur le sujet dans ‎ Maîtres et disciples . David Kepesh est un érudit qui impressionne (3). En plus d’être enseignant, il est critique culturel à la télévision. Bref, il jouit d’une belle notoriété.

David Kepesh a la tête bien vissée sur les épaules. Il est très lucide. Il a l'avantage de l'âge et des expériences. Aussi, quand il invite ses étudiants, c’est pour discuter autour d’un verre, admirer des toiles de peintres, échanger et s’enrichir intellectuellement. On le sait : Kepesh a un « faible pour les femmes. Il l’avoue lui-même. Est-il pour autant un prédateur ? Du tout. Cela dit, un soir, il croise Consuela... Et là, c’est le coup de foudre ! Les cœurs s’emballent.  La Bête qui meurt , c’est non seulement une histoire de possibilités mais aussi de limites... L’histoire du déclin d’un homme (vieillissant) mais aussi l’histoire du déclin d’une jeune femme (touchée par la maladie, mais chut… chut…). Des descriptions parfois douloureuses (j’insiste vraiment sur ce point : il faut vraiment avoir le cœur solide, Roth n’y allant pas avec le dos de la cuillère). Des questions toujours d’actualité (sur le désir, sur les limites du couple quand il y une grande différence d’âge, sur le mariage, sur la maladie…). Dans un récit oscillant entre la méditation philosophique, la psychanalyse et le conte amoral avec des détails que d’aucuns jugeront scabreux, voire sardoniques (la description de Consuela par Kepesh, la révélation des taches de sang venant des menstruations de sa jeune partenaire…), vocabulaire parfois machiste, plusieurs niveaux de lecture s’offrent toutefois aux lecteurs. Pour moi, c’est d’abord celui d’un homme qui n’attend plus rien de la vie. Le portrait est celui d’un homme mélancolique, revêche, rebelle et agacé, luttant de toutes ses forces contre le « politiquement correct » mais aussi contre la folie. Ne pouvant lutter contre le Temps et l’effet de celui-ci sur les corps, il réalise que les expériences du passé ne font pas tout. Comme le boxeur Joe Louis, il fait du mieux qu’il peut avec ce qu’il a. Il n’est pas vraiment question d’obsession sexuelle, comme on le rabâche à tort ici et là. On est même à l’opposé du jeune narrateur de  Portnoy et son complexe . Ici, c’est moins drôle (pas du tout, en fait).

Tout au long de cette fiction qu’on peut ne pas aimer – pour moi, c’est le contraire, on l’aura compris, car j’ai trouvé le narrateur touchant, sincère, et l’émotion que j’ai pu éprouver tout au long de ce récit n’est jamais factice. Ça n’est pas non plus du  Bukowski  (que j’aime par ailleurs). Roth, c’est différent et plus subtil. Disons que l’écrivain new-yorkais a toujours été doué pour susciter un double intérêt ou une double vocation : intérêt pour la grande littérature (nombreuses sont les références à Kafka, Flaubert ou encore Dostoïevski) et intérêt pour la sexualité et les corps. Cela dit, dans  La Bête qui meurt , Roth se montre moins gargantuesque que dans  Le Théâtre de Sabbath  (son grand roman sur le sexe).  La Bête qui meurt  est surtout un récit sur la défaite et un dernier élan contre celle-ci… Un roman contre le renoncement, à une époque, pas si lointaine, où l’Amérique puritaine allait plonger dans le contre-terrorisme et les lois liberticides (je me souviens, ce bouquin fut publié en France seulement deux ans après les attentats du 11 septembre, alors qu’il fut publié initialement en mai 2001 aux Etats-Unis). Son roman suivant sera  . Le David Kepesh de la Bête m’apparaît en tout cas plus impavide que dans le Bildungsroman qu’est  Professeur de désir . En effet, David n’a peur de rien mais ne reste pas de marbre non plus. Il n’est pas fait de bois. Il nous apparaît plus mature, plus volontaire. Voilà pourquoi ce roman que je relis vingt ans après l’avoir découvert, a gagné en profondeur, je trouve. « Le Grand nu » du peintre ‎ Modigliani  est sur la couverture de l’édition originale que je m’étais procurée. Signalons également une très bonne adaptation cinématographique : ‎ Lovers  (« Elegy » en anglais, projeté en salle en 2009). Le film propose une belle affiche : Penelope Cruz dans le rôle de Consuela et Ben Kingsley dans celui de David Kepesh). Le film mérite d’être vu si l’on veut se replonger dans l’univers de Philip Roth. A mon avis, c’est l’une des meilleures adaptations d’un roman de Philip Roth (2) après l’excellent Tromperie d’Arnaud Desplechin (sorti en salle en janvier 2022).

_______________________________________________

(1) Je ne dis pas que c’était mieux avant. Mais concernant #MeToo, laissons la Justice faire son travail, donnons-lui aussi les moyens, quand il y a abus de pouvoir, manipulations, attouchements, viols et autres violences. Mais de grâce, cessons toutes les hypocrisies ! Marre de toutes ces révélations quotidiennes à la télévision, dans les journaux et ailleurs, qui n'ont qu'un seul but : détruire toute relation saine entre hommes et femmes, mais aussi tout mouvement de séduction. Marre aussi de ces nouveaux « Clercs » (pour ne pas dire ce nouveau Clergé qui dicte ce qui doit être fait et comment ça doit être fait). Laissons à chacun son libre-arbitre et surtout sa propre conscience des limites. Redonnons simplicité et sens à la parole : un oui est un oui, un non est un non. Sachons enfin déchiffrer les gestes et les regards et discerner les esprits. Sachons anticiper et choisir librement, tout en respectant l'altérité. Retrouvons un peu d’humour et de légèreté. Outre la pandémie, cette période est pour les uns et les autres aussi « écrasante » qu’une chape de plomb. Le reste n'est que... « littérature ».

(2) La romancière irlandaise Edna O’Brien est connue pour sa trilogie « Country Girls » (1960-1964). Née en 1930 (comme Philip Roth…), considérée également comme LA « Colette » du monde contemporain, Edna O’Brien est toujours vivante à ce jour (2022). Son dernier roman mettait en scène l’enlèvement de jeunes femmes du Nigeria par Boko Haram, une secte islamiste (‎dans  Girl , un roman que je n’ai toujours pas lu…).

(3) David Kepesh a beau s’en défendre, il exerce sur son jeune public une fascination dont il est conscient de la nature dérisoire.

(4) Les amoureux de littérature connaissent forcément le terme allemand « Bildungsroman » pour désigner le « roman d’initiation » ou encore de « formation » (voire d'éducation personnelle), autrement dit une forme romanesque qui décrit l’évolution morale et intellectuelle d'un personnage qui se forme au fil des années.  Professeur de Désir  en est un parfait exemple, tout comme  Le Loup des Steppes  de Hermann Hesse.

(5) Parmi les nombreuses adaptations d’un roman de Roth, certaines sont franchement ratées à mon avis : à titre d’exemple :  La Couleur du Mensonge  (avec Nicole Kidman et Anthony Hopkins), ‎ American Pastoral  (avec Ewan McGregor et Jennifer Connelly) ou encore  Indignation  (avec Logan Lerman) et ‎ En tout humilité  (avec Al Pacino). Voir mes commentaires pour ces deux derniers films…

(6) La romancière  Annie Ernaux  a pu écrire : « Philip Roth n’est pas aimable. Il ne sollicite aucune admiration pour ses personnages. Il nous refuse la consolation des sentiments. Sa rhétorique de l’insaisissable jette le trouble, provoque le lecteur. Grandeur de la misère humaine… », ajoute-t-elle (dans Le Monde hors-série de février-mars 2013, page 102).

 

9 juin 2023

grosse fatigue...

Les jours filent, et rien ne change. C'est un monde de merde, y a pas à dire. Je suis fatigué. Ce matin, j'ai une grosse migraine. Derniers jours de cours au bahut avant les vacances de cet été. Une seule espérance : qu'on me foute la paix. Besoin de me désencombrer de tout. Besoin de me couper de tout : du monde, de la politique, des informations, etc.. Je reviens à ce qui me fait du bien : le jazz (en ce moment, j'écoute For Quiet Lovers du pianiste Teddy Wilson) et un peu de lecture de temps à autre (après Questions brûlantes de Margaret Atwood, je m'attèle à Captive de la même autrice : c'est un roman captivant que je recommande... d'ailleurs, si un jour j'écris une chronique là-dessus, le titre sera cela, "captivant"). Pour le reste, j'ai la chance d'avoir une compagne qui me soutient et me fait du bien. Heureusement qu'elle est là, ma douce. Elle m'appelle son "petit chérie", son "moineau". Sans elle, la vie serait différente. Avec elle, la vie est beaucoup plus viable, beaucoup plus supportable. 

Parfois, j'ai envie de revenir à mes années de fac, quand j'étais étudiant, innocent et naïf. J'aimais déjà le jazz. J'aimais le Cinéma, ne jurais que sur Fritz Lang, Lubitsch, Billy Wilder, Joseph L. Mankiewicz. 

Cette année, j'ai 50 balais et je raisonne comme un vieux schnock. 

Je suis fatigué. N'ai envie de rien. 

 

18 décembre 2022

pour les cent ans d'ava gardner : la comtesse aux pieds nus...

Tout juste un an après la restauration et publication du superbe  Pandora  (Blu-ray / DVD chez Carlotta, 2021), voici ENFIN  La Comtesse aux Pieds nus  de Joseph L. Mankiewicz (The Barefoot Comtessa), autre fleuron du 7ème Art. Tout comme Pandora, La Comtesse bénéficie d’un travail éditorial remarquable ! Merci donc à Carlotta de proposer ce titre dans de pareilles conditions de visionnage. Restauration nickelle au niveau visuel et sonore (V.F. et V.O.). Possibilités de revoir ce film en 16/9. Pas mal de bonus. Eh hop, adieu l’édition MGM de 2002 qui ne cassait pas des briques. 20 ans plus tard, je suis soulagé ! Trois ans séparent les deux œuvres (1951 pour la première, 1954 pour la seconde) que j’aime bien rapprocher pour des raisons évidentes : la présence de l’actrice Ava Gardner, puis le sujet : une femme meurt d’avoir cru à son rêve de « midinette »… illusions et peines perdues… Jusqu’à présent, j’ai dû voir ce film trois ou quatre fois, d'abord au cinéma de Minuit (milieu des années 90), puis lors d’une projection en salle en 2009. Ce dernier visionnage m’avait laissé perplexe (pourtant ce sont là les meilleures conditions). Au risque de choquer les amoureux du cinéaste (dont je fais pourtant partie), de le revoir me laisse toujours un goût quelque peu amer :  La Comtesse aux pieds Nus  est un très beau film mais malgré la très belle restauration supervisée par Carlotta, j'ai toujours le sentiment plus ou moins diffus que ça a pris un p’tit coup de vieux. Au départ, le film est très esthétique : couleurs sépia (légèrement surchargées). Jack Cardiff est le chef-opérateur. C’est le même qui avait offert ses services à Albert Lewin pour ‎ Pandora , ou encore à Emeric Pressburger/Michael Powell pour l’admirable  Les Chaussons rouges … Sous une pluie diluvienne, et se tenant un peu à l’écart, un scénariste et metteur en scène (incarné par Humphrey Bogart) assiste à l’enterrement d’une actrice dont la carrière a été courte mais intense… Il raconte…

D’ailleurs, il ne sera pas le seul à raconter cette histoire de femme déchue et déçue (croisement de points de vue autour d’un même événement). Je n’en dévoilerai pas davantage… Le film est archi connu de toute façon. Et c’est en toute justice qu’il fait encore figure de grand « Classique » du Cinéma. Ainsi, après avoir goûté ‎ Les Ensorcelés  (Vincente Minnelli) et  Chantons sous la Pluie  (la comédie musicale de Stanley Donen) et avant de savourer  Nous Nous Sommes Tant Aimés  (Ettore Scola), ‎ 8 ½  (Federico Fellini) ou encore ‎ Mulholland Drive  (David Lynch) et ‎ Maps to the Stars  (David Cronenberg), les cinéphiles sont en général nombreux à considérer  La Comtesse aux pieds nus  comme l'un des films majeurs ayant pour toile de fond Hollywood et l’industrie du Cinéma. Mieux encore : et c'est ici sa grande qualité (d'autres diront son défaut), comme dans Eve (mais ‎ All About Eve  me paraît beaucoup plus abouti et plus redoutable encore que ‎ La Comtesse aux Pieds Nus … avec un environnement un peu différent : celui du théâtre...), on garde le souvenir d'une virtuosité éblouissante au niveau des flashbacks (il y en a près de huit !). Cette maîtrise du langage cinématographique laisse pantois à chaque nouveau visionnage. Tourné entre ‎ Jules César  (adaptation de la pièce de Shakespeare) et  Blanches Colombes et vilains messieurs  (comédie musicale avec un Marlon Brando à contre-emploi…), « La Comtesse » est le premier film de Mankiewicz tourné en toute indépendance (sa compagnie de production s'appelle Figaro, ce qui en dit beaucoup sur l’amour du cinéaste pour le théâtre...). Et justement, de théâtre parlons-en : de le revoir m'a permis de relever des qualités indéniables mais aussi quelques faiblesses. Si la qualité du scénario est indéniable (ça serait con d’affirmer le contraire), il y a parfois, malgré tout, l'impression d'avoir à faire à un film extrêmement bavard. Lors de sa sortie en salle, le film fut pour ces raisons, sans doute, un gros flop commercial.

Certes, c’est un film pas comme les autres. Et si Mankiewicz donne l’impression de « forcer le trait », c’est parce qu’il a entièrement écrit le scénario. On sait qu'avant d'être producteur et réalisateur, il avait été scénariste. L'expérience aidant (la connaissance du terrain), il avait forcément beaucoup de choses à révéler sur Hollywood et le Cinéma. Harry Dawes, la figure principale incarnée par ‎ Humphrey Bogart  est bien sûr le double de Mankiewicz.  Ava Gardner  est resplendissante dans la première partie du film. Les pieds nus, c’est la danseuse des débuts. Une certaine innocence… mais aussi l'art de mettre les hommes dans tous leurs états. Devenue « comtesse » (comment ne pas songer au destin de Grace Kelly ou à celui de Rita Hayworth ?), elle ne peut être elle-même autrement que pieds nus. Son succès au cinéma en fait rapidement une Star. C’est en pensant à Rita Hayworth que Mankiewicz a écrit le scénario. Au départ, Linda Darnell et Elizabeth Taylor étaient pressenties pour le rôle. Edmond O'Brien, « l’homme en sueur », joue bien le valet du producteur Kirk Edwards (Warren Stevens). On se souvient de lui, notamment dans  Les Tueurs  de Robert Siodmak et ‎ Le Voyage de la Peur , l’un des cinq films réalisés par l’actrice Ida Lupino... En le choisissant, Mankiewicz voulait épingler une certaine caste prétendument intellectuelle et cultivée. C’était en effet tout le contraire. Leur arrivisme et leur insolence, parce qu’ils étaient milliardaires et possédaient le Texas ou la Californie, contrastent cruellement avec le discours subtil et lucide d'Harry Dawes... Ces hommes vaniteux, prétentieux et cradement mysogynes, ne sont pas épargnés. Pas le temps de m'étendre, mais on aurait tort bien sûr de bouder un tel film... Petite remarque en guise de conclusion : la restauration supervisée par Carlotta (novembre 2022) permet de mieux cerner quelques détails (gestes, objets, etc.). C'est à ce point remarquable. Avec cette édition parue chez Carlotta, La Comtesse est un film qui me fascine toujours autant, sinon plus. Un chef-d’œuvre ? On peut le dire ainsi.

_____________________________________

(1) Une double édition en DVD (2005) existait ici : ‎ La Comtesse aux pieds nus/Rue sans Issue ... Une autre édition MGM (2006) se trouve là :  La Comtesse aux pieds nus . Inutile de dire qu'elles sont maintenant dépassées...

(2) J’emprunte l’expression à Pascal Mérigeau dans son livre ( Mankiewicz , aux éditions Denoël, page 201). Dans ce jeu de masques et de miroirs, se côtoient vérités et mensonges. Et la mort, forcément… Attention spoil : le fait que ça soit le comte qui tue sa femme est un féminicide : cela n’échappera à personne. Tout comme le père de Maria avait tué sa femme (voir la scène magnifique du procès). Harry Dawes avait pourtant mis en garde Maria… en vain… Autre moment important quand Maria interroge Harry Dawes sur son ex-femme : « C’était une actrice ? » « Non, c’était une femme »… Très fort, comme répartie.

(3) Parmi les autres grands films sur Hollywood (ou contre Hollywood...), indiquons le sous-estimé  Le Grand Couteau  (The Big Knife) de Robert Aldrich (chez Carlotta), mais aussi ‎  Daisy Clover  de Robert Mulligan, ainsi que  The Player  de Robert Altman. George Cukor a également réalisé  What Price Hollywood  et surtout  Une étoile est née  (connu aussi sous le titre  A Star is Born , remake du film de William A. Wellman,  A Star is Born  que l'on ne confondra pas avec le film de Bradley Cooper,  A Star is Born ...). Pour ce qui est de la question de l'homosexualité portée à l'écran, il faudra attendre  Mulholland Drive  bien sûr, mais aussi  Loin du Paradis  (ce film de Todd Haynes fut projeté en salle en 2004). Mais le film de Haynes, loin d'aborder le sujet du Cinéma évoque plutôt l'ambiance des années 50, à la manière d'un Douglas Sirk. J'indique cela car dans la Comtesse aux Pieds Nus, le comte Torlato-Favrini joué par Rossano Brazzi était censé dévoiler son homosexualité à Maria... Pour Mankiewicz, le public n'était pas prêt (même si l’on a un doute, tout de même, avec le regard sur le chauffeur). Le problème du public, comme le dit le cinéaste dans un bonus, c’est bien sûr son exigence. D’où les diktats des studios et des producteurs. Du coup, un réalisateur ne peut pas toujours réaliser ce qu'il veut. C'est assez rageant, je dois dire. A noter enfin que sur l'homosexualité, le film britannique  La Victime  (The Victim), réalisé par Basil Dearden, est remarquable, bien en avance sur son Temps. L'acteur Dick Bogarde y est saisissant.
Superbe publication chez Carlotta
Publicité
Publicité
6 octobre 2022

Spécial At the Deer Head Inn...

Le label Savant a sans doute eu raison de publier cette captation « en direct » au Deer Head Inn, le fameux club de jazz où ont enregistré quelques pointures comme Keith Jarrett, Gary Peacock, Paul Motian, Phil Woods, ou encore Dave Liebman et Marc Copland (1)... L'album a reçu pas mal d'éloges de la part de la presse. Downbeat consacre même l’album comme l’un des meilleurs de l’année 2021: « The quartet’s simultaneous awareness of one another, the audience, the jazz tradition and the weight of the present era makes for a spellbinding live recording. » Pour moi, hélas, ça n'est pas une grande surprise. Quand sort le disque, je découvre très vite le nom des musiciens :  Jim Snidero  au saxophone alto (j’ai toujours aperçu son nom ici et là, mais jamais je ne m’étais penché sur son jeu…),  Orrin Evans  au piano (un habitué des clubs new-yorkais et du label Smoke Sessions),  Peter Washington  à la contrebasse (les amateurs de Bill Charlap connaissent forcément le contrebassiste) et  Joe Farnsworth  (batterie). Les conditions du « live » avaient tout pour me « séduire ». Las. Il n’y a là rien de bien marquant, malgré une très bonne sonorité (la captation sonore est à saluer et ce quartette de jazz tout acoustique, somme toute « classique », fait un sans-faute). Bref, ça joue bien. C'est propre. Mais aucun enjeu de taille. Le répertoire est constitué de standards (« Now's the Time » de Charlie Parker, « Autumn Leaves » de Kosma/Prévert, « Ol' Man River », « Bye Bye Blackbird », « Idle Moments » de ‎  Grant Green , « Who Can I Turn To » et enfin « My Old Flame » et « Yesterdays », jadis immortalisé par Billie Holiday ou encore Miles Davis.

Les morceaux oscillent entre 5 et 8 minutes. Et c'est l'un des premiers concerts enregistrés en club (devant un public) après le confinement mondial (l’album a été enregistré les 31 octobre et 10 novembre 2020). Alors, certes, on pourra toujours dire que je pinaille car, après tout, la version présente des « Feuilles Mortes » (« Autumn Leaves ») présente une belle densité et Jim Snidero prend quelques risques. Elle ne saurait cela dit dépasser la version de Miles avec Cannonball Adderley et Hank Jones dans  Somethin’ Else . Ici, la version est plus une réaction qu’un désir de relire (et de recréer) un standard. D'ailleurs, l'intéressé le dit lui-même dans les notes de livret : « I’ve been upset by the general ineptitude of government over the past four years, and especially during the pandemic. At this time, I felt I needed more density in my playing to express myself ». Aussi, l’atmosphère (l’humeur générale, le « mood » du répertoire et du jeu) ne change pas trop entre les morceaux, malgré là encore, une belle intro sur « Ol’ Man River » (référence à  Frank Sinatra  forcément). « Bye Bye Blackbird » a beau être énergique, et plein de swing, là encore, je ne suis pas aussi enthousiaste que le public ou la presse. Pour moi, la seule grande (et belle) surprise, reste la version de « Idle Moments », si peu interprétée de nos jours. L’originalité du quartet (tout en restant fidèle à la trame mélodique) vient du fait que la sonorité du morceau est d’une belle cohésion.

Pour le dire autrement, sur certain titres, je ressens un réel potentiel... Pour le reste, pour ce qui complète le programme, pas de quoi s’émerveiller outre mesure. J’ai beau avoir l’oreille exercée, mais après deux écoutes, je pense ne pas me tromper en disant que ce disque est un peu surestimé du côté de la presse spécialisée (en Amérique, notamment) : Downbeat : 5 étoiles (sic). AllMusic Guide (4 étoiles). Cela n’enlève rien au fait que Jim Snidero est un leader honorable. Ses compagnons de route sont également de bons musiciens. Mais en étant attentif, vous remarquerez qu’il y a très peu de place pour la rythmique. Très peu de solos. Peu d'interactions. Très peu d’espace aussi. Peu de risques individuels. Le saxophoniste, pour le dire encore autrement, monopolise le répertoire (la rythmique s’assure d’être là mais sans intervention notable). L’intention de couper court au brouillard de cette satanée pandémie (« I just felt like the perfect opportunity to cut through the fog of this damn pandemic and mark this moment in time ») n’y changera rien. Bref, ça reste « sage » (pulsations régulières, peu de brisures rythmiques), et bien propret tout du long. N’exagérons pas : il n’y a pas là d’expérience sonore bouleversante en termes de jazz. Et Jim Snidero, tout bon technicien qu'il est, n'a pas une sonorité singulière, comme purent en avoir une un  Phil Woods , un ‎  Sonny Stitt , un  Lee Konitz  ou encore un ‎ Eric Dolphy . Cela dit, si vous aimez une certaine « zone de confort » en matière de jazz et que vous aimiez la nostalgie des temps passés, ne passez pas à côté...

________________________________

(1) Les trois autres albums que j’aimerais ensuite chroniquer ont été, eux-aussi, captés au Deer Head Inn :

- Keith Jarrett ‎ at the Deer Head Inn  (ECM, 1994)
- ‎ Quartette Oblique  (Sunnyside records, 2018)
- Phil Woods  Live at the Deer Head Inn  (Deer Head Inn records, 2015)
At The Deer Head Inn
Après le  Live at The Deer Head Inn  du saxophoniste Jim Snidero (Savant, 2021), j’ai voulu ressortir ce diamant noir du pianiste Keith Jarrett, enregistré trente ans plus tôt dans les mêmes lieux (un club se trouvant dans une forêt de Pennsylvannie). Publié en 1994,  At The Deer Head Inn  est passé plus ou moins inaperçu. Jazz Hot l'avait toutefois estampillé d'un « indispensable » bien mérité. De le réécouter régulièrement me permet de dire que c’est certainement l’un de mes préférés dans la discographie de celui qu’on surnomme de façon un peu snobinarde le « Mozart » du jazz. Et si  At The Deer Head Inn  tient désormais une place de choix, il y a une raison : la présence du batteur  Paul Motian . Il contribue grandement à la réussite de cette galette. Du coup, on a droit à un sommet musical inespéré. Enfin, Motian retrouve l'un de ses alter-égo le temps de ce set : le contrebassiste  Gary Peacock . La soirée deviendra mythique, voire « historique ». Avec cette rythmique de rêve, pouvait-il en être autrement ? Quant à  Keith Jarrett , même s’il est le pianiste le plus controversé (et médiatisé) de ces quarante dernières années, ça n'est pas un musicien comme les autres. C'est aussi un arrangeur brillantissime, un pianiste bourré d'idées. A cette époque, il est en pleine possession de ses moyens (un lieu commun que de le rappeler). En tout cas ici, il introduit comme personne, ou comme lui seul sait le faire, des climats indicibles. Une densité et une dynamique qu’il n'a pratiquement jamais retrouvées depuis. Sur chaque titre, que ça soit sur des standards ou sur ses propres improvisations, il dresse des décors étourdissants, d'une élégance inégalée. Au cours de savants préambules (d’autres parleraient de « préliminaires »), il joue en solo (on remarquera cette tendance, ou disons cette approche, dans les ballades, et même dans les morceaux rapides). Enfin, le chant lyrique, avec son expression mélodique, prend ici tout son essor et son épanouissement.

A cette époque, le pianiste creusait vraiment « profond » avec un naturel qui avait de quoi rendre jaloux tous les pianistes de la planète (ou presque). En plus de ça, il ne tombait jamais dans la redite, ni dans la caricature. Le pianiste se renouvelait sans arrêt... Grande époque pour lui et pour nous ! D’aucuns affirmeront qu’au cours de cette soirée de septembre 1992 Jarrett a atteint l’un des sommets de sa discographie. Yep, c’est l'évidence même. La superbe version de « Solar », célèbre composition de  Miles Davis , illustre d’emblée le niveau d’excellence de ce trio. Excellence seulement ? Non, c’est carrément exceptionnel. Quand de surcroît, vous tombez sur une captation « live » de cette qualité-là (presque envie de dire qu’on n’en trouve plus à l’heure actuelle, ou si peu…), les bras vous en tombent. Ce concert est l’œuvre de trois esthètes libérant le chant intérieur. Pour preuve la version de « Basin Street Blues » (composition de  Duke Ellington ) au cours de laquelle, l’humour du pianiste se fait jour. Oui, à cette époque, il ne se prenait pas au sérieux. Flagrant. La détente sur ce titre en ravira plus d’un. Parfait exemple d’un blues où se côtoient humilité, finesse, sens de l’écoute, phrasé et circonvolutions (ne tombant jamais dans le cliché), langueur et surprises à n’en plus finir. La présence de Paul Motian apporte du relief à ce concert dont la durée est celle d’un set de une heure. Faut dire que le batteur est un fin coloriste, un Picasso à lui seul ! Enregistrée peu de temps après la session studio  Bye Bye Blackbird  (en hommage au Sorcier Noir qui venait de nous quitter), la musique qui se déploie se fraie un chemin au-delà des coulisses d'un manoir hanté et enchanté ! Pareille session sonne bien mieux que le  Tribute  gravé deux ans plus tôt et au cours duquel on entendait quasiment le même répertoire.  At The Deer Head Inn  dévoile surtout sept standards qui se promènent vêtus de leurs plus beaux apparats.

Les sept pièces sont en effet des merveilles en termes de tempo, de variations et d’idées harmoniques. Musicalité, rigueur, joie de vivre, bien-être, sens de la dramaturgie sur les plus belles ballades jamais entendues sur disque (« You Don’t Know What Love Is » et surtout « It’s Easy To Remember »). Au cours de ce set, les trois hommes, sans répétition ni règle préétablie, atteignent de façon naturelle et désarmante une rare alchimie. Et à chaque fois que j'écoute ce corpus, ce sont quasiment les mêmes sentiments qui me submergent : je me dis que c’est la musique du ciel ou celle des limbes d’un paradis intérieur. Ajoutez à cela, l’ambiance nocturne d'un club, un public très attentif… Au cours de ce set, jamais ne pointe l'ennui. Bref, vous avez là un immense Classique du jazz ! Passées les premières secondes, l'explosion et la perfection mélodique ne redescendront plus jamais : écoutez la version de « Bye Bye Blackbird », le magnifique « Chandra » (signé  Jaki Byard ), « You Don’t Know What Love Is »…ou encore « You And The Night And The Music » (je ne comprends toujours pas pourquoi ce thème est si peu interprété). Bref, tout cela c'est du nectar ou des gouttes de miel… Et puis, on ne le dira jamais assez : l’histoire du jazz s’écoute en direct, avec cette évidence de la mélodie présente et renouvelée, entre passé, présent et futur, entre sincérité et authenticité, rigueur et humour. Au final, il s'agit là de quelques rayons de soleil d’automne, de lumières boréales qui nageraient au sein d'un lac rempli de truites mouchetées. Le jeu des musiciens apporte une si juste résonance, un décor si passionnant et si fécond (la coda hypnotique de « You Don't Know What Love Is », tout en staccato...), qu'aujourd'hui encore on en serait presque à se demander s'il ne reste pas d'autres bandes issues de la même soirée. Bref, c'est dans la qualité intrinsèque de ce trio que l'innombrable nature apparaît sous sa forme la plus immédiate, que la vérité du brin d'herbe et de la goutte d'eau s'impose à nous de la manière la plus tendre (« It's Easy to Remember »)...

___________________________

(1) C’était donc un « inédit » de taille à l’époque, puisqu’à la place de Jack DeJohnette, le pianiste retrouvait Paul Motian, seize ans après leur séparation (écoutez par exemple leur disque  Hamburg ’72  avec le contrebassiste Charlie Haden). On sait que pareilles retrouvailles ne fonctionnent pas nécessairement… Mais ce « gig » à « l’auberge de la tête de chevreuil » (c’est le nom du club qui avait consacré le pianiste alors âgé de seize ans lors d'un premier engagement professionnel… lire les notes du livret) laisse entendre une musique essentielle, un jazz atemporel et indispensable, tant les idées harmoniques sont intarissables. Il s’agit de ces « disques rares » vers lesquels je reviens de temps à autre, assez régulièrement je dois dire. Ce ne fut pas la première fois que les deux hommes (Gary Peacock et Paul Motian) enregistraient ensemble (découvrez leur association au sein du trio de Masabumi Kikuchi dans Tethered Moon). Plus tard, les pianistes Marilyn Crispell et Marc Copland allaient bénéficier de la même rythmique… Tout comme Martial Solal et tant d'autres musiciens.

(2) « It’s Easy To Remember » est vraiment sublime au point que l’auditeur que je suis baisse à chaque fois les paupières dès que débute le titre : en effet, celui-ci est traversé par un sentiment de quiétude et de plénitude indicible. La perfection, comme dirait LD (lire sa chronique si vous n'êtes pas encore convaincus). Que vous soyez donc amateur ou amatrice, néophyte, ou tout simplement amoureux de cette musique (le jazz), et même, qui sait, hyper exigeant(e),  At The Deer Head Inn  devrait vous combler et vous accompagner longtemps… Il s'agit à mon sens d'un des plus grands concerts en trio de Keith Jarrett (avec le  Still Live  gravé en 1986 à Munich…). Les sept titres que constitue le répertoire atteignent un tel épanouissement, une telle hauteur, une telle profondeur... Même lors des concerts filmés (ceux que l'on trouve ici et là sur la toile), le standards trio n'atteint pas les sommets que l'on trouve  At The Deer Head Inn . S’il n’y avait qu’un mot, ça serait celui-ci : « indispensable ».




Le Deer Head Inn, c'est ce petit club dans la pampa de Pennsylvannie, un lieu où ont enregistré Keith Jarrett, Gary Peacock et Paul Motian (souvenez-vous de leur album de toute beauté paru chez ECM en 1994 qui s'intitule  At the Deer Head Inn ) mais aussi un certain Phil Woods... En 2018, quand sort ce titre publié par le label Sunnyside records, le titre me paraît énigmatique. La curiosité faisant parfois bien les choses, je découvre très vite le nom des musiciens... et puis, me rendant compte qu'il s'agit d'un live, je me dis, allez, fonce ! Les conditions du live avaient tout pour me séduire. Je n'ai pas été déçu. Et ne le suis toujours pas. Du reste, vous avez droit, ici, à une sonorité exceptionnelle (la captation sonore est à ce point superbe et ce quartette de jazz tout acoustique est d'une beauté sans équivalent). Vous vous pincez pour le croire. C'est surtout au fil des écoutes que je mesure l'ampleur et l'importance de ce disque qui, à priori, ne paie pas de mine. Après tout, quatre musiciens dont la renommée n'est plus à faire, la question reste légitime : est-ce que ça va fonctionner, la sauce va-t-elle prendre ? Comme vous, j'suis déjà tombé sur pas mal de disques dont l'affiche était au départ pleine de promesse (et donc alléchante) mais dont le résultat s'est révélé décevant (un exemple :  The Monterey Quartet  avec Chris Potter, Gonzalo Rubalcaba, Dave Holland et Eric Harland, une captation live de 2007 plutôt anecdotique, une association qui ne parvenait ni à s'élever ni à me surprendre). Par moments, d’ailleurs, je me demande quel quartet à l'heure actuelle peut rivaliser avec celui mené par  Dave Liebman  ? Même si au cours de ces trente dernières années, de Quest à James Brandon Lewis, en passant par Wayne Shorter, Charles Lloyd, Branford Marsalis, Chris Potter, Joe Lovano et Bill McHenry, les beaux exemples ne manquent pas (1)...

En tout cas, ici, nous sommes loin de toute visée commerciale. Si « Quartette Oblique » est dans la continuité des albums précités, je crains qu’il passe inaperçu, ce qui serait fort regrettable. D’abord parce que c'est un collectif inédit... et ensuite, parce qu’un jazz de ce calibre là, ça ne court pas les rues... Sans compter que le grand public ne s’y intéresse pas vraiment. Il s’adressera donc en priorité aux musiciens et aux amateurs du genre. Enfin, parce qu'au milieu de la multitude des publications mensuelles, un album pareil n’est qu’une goutte d’eau au milieu de l'océan. Et pourtant, le groupe surprend par son authenticité et sa qualité de jeu. Quatre professionnels hors-pairs à qui « on » ne raconte pas d’histoires... Autrement dit, pas d’esbroufe par ici. Nous tenons là un véritable « carré d'as », n'ayant qu'une nature et une fonction : servir la Musique avant toute chose. L'idée de départ vient du batteur : 
Michael Stephens . D'où la spontanéité de l'entreprise. Stephens (plutôt méconnu, il possède néanmoins un jeu fin et racé) invite  Dave Liebman  (saxophone ténor et soprano). Les deux hommes ont déjà joué et enregistré ensemble. Se joignent à eux  Marc Copland  (piano) et  Drew Gress  (contrebasse) pour ce qui, au départ, ne devait n'être (naître ?) qu’un simple « gig ». Le résultat, c'est que ça dépasse même la jam session. Ça devient en tout cas, à mes oreilles, un live d'anthologie, un disque bien au-dessus de la production actuelle. Rarement avais-je entendu Liebman aussi décontracté et surtout aussi inspiré (vous me direz, mais quand ne l'a-t-il jamais été ?). Quant à Marc Copland, si j'ai été un peu déçu par son tout dernier album en trio ( And I Love Her  chez Illusions, 2020), ici, il me surprend par ses idées et son audace (prise de risques, etc.). Une clarté, une inspiration… et un jeu spontané loin de tout cliché.

Enfin, un répertoire alléchant mais hyper risqué (car, ces thèmes, nous autres amateurs de jazz, nous les connaissons plutôt bien) : trois compositions de 
Miles Davis  (Nardis, All Blues, So What, maintes fois entendues ici et là, que ça soit dans  Kind Of Blue , ou chez Bill Evans), puis Vertigo, une composition signée  John Abercrombie , guitariste magnifique qui nous a quittés l'an passé. Enfin, un standard archi connu (You, The Night and The Music) et une compo de  Drew Gress  (Vesper), et une dernière signée  Duke Ellington  (In A sentimental Mood). Au total, sept titres, et un set de toute beauté à la fois très ouvert et très serré… à la fois ample et très intuitif, avec une alchimie incroyable entre les musiciens... Sur In A Sentimental Mood, on entend parfois le couvert des convives, quelques chuchotements (un peu dommage), mais l'acoustique est tellement bonne, pour ne pas dire exceptionnelle (chaque instrument est mis en valeur) que j'en oublie ce petit détail. Marc Copland joue très sobrement sur les ballades (magnifique interprétation sur Vesper), mais sur les morceaux rapides (comme So What), il se lâche (je l'ai rarement entendu ainsi, lui dont le jeu est plutôt axé sur la méditation). Ses idées harmoniques et mélodiques (notamment sur In A Sentimental Mood) sont sublimes (interactions, détours, jamais de redites, une façon de faire respirer le piano dont lui seul a le secret). Le batteur joue avec un raffinement inouï (aux balais, il s'avère un maître, et ses frisées, comme ses accélérations rendent ce set d'autant plus passionnant). Quant à Dave Liebman (2), que ça soit au saxophone ténor ou au soprano (3) : quelle sonorité ample et contrastée. Vraiment un maître lui-aussi (mais ça, on le savait). Il prend des accents très coltraniens (depuis ses débuts en 1967, Lieb n’a jamais caché son admiration pour  John Coltrane ).

________________________________________________________________

(1) Ces quatre saxophonistes ont renouvelé le genre. Wayne Shorter dans l'inattendu 
Footprints Live !  (Verve, 2002), Charles Lloyd dans ses albums chez ECM mais aussi chez Blue Note, tel  Passin' Thru  (Blue Note, 2017). Enfin, Branford Marsalis nous a laissé un superbe  Requiem  (Warner, 1998) avec le pianiste Kenny Kirkland. Et Chris Potter a littéralement décollé avec  Lift – Live at the Village Vanguard  (Universal, 2004). Les amateurs de jazz connaissent la suite. Les exemples ne manquent pas. Mais à chaque fois, il y a une ou deux questions à se poser : lesquels sont les plus inoubliables ? Et surtout lesquels réécouterai-je avec toujours autant de respect et d'enthousiasme ?

(2) Lieb trouve aussi un penchant du côté de 
Steve Lacy  (notamment sur des passages où sont palpables tensions et paroxysmes), ce qui n'est pas pour me décevoir. Mais, toujours cette sonorité personnelle, reconnaissable d’entre toutes. Alors, certes, on pourra se dire qu'il n'y a là rien de révolutionnaire (pas d'électronique, que de l'acoustique, et puis tous ces standards, à quoi bon les rejouer ?). Sauf que c'est le propre du jazz et des musiques improvisées : donner de nouvelles couleurs et de nouvelles dimensions. Et ici, c’est un pari relevé haut la main. Contrat bien rempli et un plaisir renouvelé à chaque nouvelle écoute.

(3) Quand ces morceaux sont joués avec autant de panache et de sensibilité, quand il y a autant de sincérité artistique, sans aucune triche, sans recette non plus, nous autres amateurs (ou musiciens) sommes émus. C’est mon cas, en tout cas. Ecoutez par exemple ce duo entre le batteur et le saxophoniste sur plus de quatre minutes (So What). Les musiciens me font parfois sourire (écouter par exemple l'improvisation de Lieb sur All Blues, sa façon de décoller : individuellement il donne tout ce qu'il a dans les tripes, avec une rythmique pleine d'intuition pour poursuivre ses idées et pousser le sax ténor dans ses derniers retranchements. Liebman donne vraiment une interprétation savoureuse et enthousiasmante. C'est forcément d'un très haut niveau. On notera enfin que Lieb ne joue pas de la flûte bambou dans ce disque. A découvrir donc séance tenante, tout comme ce concert sur youtube (un live donné par Lieb, Copland, Abercrombie, Gress et Billy Hart à Porquerolles. Il suffira d'écrire : Contact Live at Jazz A Porquerolles 2010). En attendant, voici un disque qui, à mon avis, ravira les néophytes comme les plus exigeants des amateurs de jazz. Et maintenant, en vous remerciant de m'avoir lu jusqu'au bout (pioufff)...
Le saxophoniste Phil Woods (1931-2015), l'un des tout derniers disciples de Charlie Parker (Sonny Stitt et Charles McPherson étant deux autres passeurs de l'un des initiateurs du bop) livrait, là, un set de toute beauté au Deer Head Inn avec un quintet de rêve. Un enfant de Charlie Parker, donc. De Charlie Parker et de Johnny Hodges, comme l'affirmera l'intéressé lui-même lors d'un concert donné à Paris... Comme le rappelle Francis Marmande, « pour la petite et la grande histoire, Phil Woods avait épousé Chan Parker, la veuve de Charlie Bird Parker, jouant dans la foulée l’alto du génie disparu. Un temps, on l’affubla du titre de « New Bird », ce qui n’est pas forcément un cadeau ». Ni une mince affaire. Sa discographie pléthorique recèle de maints trésors. Pour moi, il est clair qu'il y a de belles pépites, comme par exemple ce magnifique concert donné à Francfort en 1970 avec sa fameuse European Rhythm Machine composée du pianiste Gordon Beck, du contrebassiste Henri Texier et du batteur Daniel Humair ( At the Frankfurt Jazz Festival  est un joyau en termes de jeu et d'interaction, et puis quelle rythmique, mes amis, quelle rythmique : l’Austin Martin d’entre toutes). Indiquons également l'incomparable  Alive and Well in Paris , avec George Gruntz à la place de Gordon Beck. Là encore, une pépite... Mais, ne le crions pas trop fort sur les toits, hein... Je m'adresse ici principalement aux amateurs de jazz « purs et durs » (si tant est que le mot « puriste » signifie quelque chose... en fait, ce terme ne veut rien dire, il n'existe pas hormis pour quelques esprits chagrins qui se sentent bêtement exclus, alors qu'il suffit d'avoir de bonnes oreilles...).

En attendant, ici, au Deer Head Inn, le club où a également joué le trio de Keith Jarrett (voir 
At the Deer Head Inn ), c'est 56 minutes au compteur. 56 minutes de bonheur. Certes, ça n'est pas du même niveau que celui de Francfort. Mais quand même... On s'en approche à quelques degrés. Le soutien harmonique et rythmique est sans faille. Certes encore, les musiciens qui entourent Phil Woods sont différents mais ils sont sacrément solides. Et puis, il se connaissent déjà : au moment de l’enregistrement, cela fait plus de vingt ans qu’il tournent ensemble. Ça compte. Mentions spéciales donc à Brian Lynch (trompette) mais aussi Bill Mays (piano). Quant à la rythmique composée de Steve Gilmore (contrebasse) et Bill Goodwin (batterie), elle est du tonnerre ! Rutilante, celle-ci peut rappeler celle d’Art Blakey avec ses Jazz Messengers. Bingo ! Car il est question de cela ici : de transmettre, d'être des « messagers ». La prise de risque des intervenants (et la prise de son!), leur professionnalisme, tout cela s'entend. De la qualité avant toute chose. J’ai même été tenté de donner la note maximale. C’est vous dire ! C'était donc un soir d'automne, le 10 novembre 2014. Philip s'éteindra l'année suivante, un 29 septembre, à l'âge de 83 ans. Quand je réécoute cet album, je suis toujours frappé par l'énergie et le dynamisme de l'ensemble. Faut dire que ça joue serré, et même que ça pète sec. Le répertoire est fort bien choisi, entre standards (I'm A Fool to Want You) et compos plus ou moins rares (comme ce Bohemia After Dark, l'une des marques de fabrique de George Coleman) ou encore cette reprise de I've Got Just about Everything du chanteur Bob Dorough (1).

D’emblée, ce qui frappe sur Bohemia After Dark (ce premier morceau s’étire sur plus de 11 minutes), c’est la conviction avec laquelle jouent nos cinq lascars. Vous me direz, lieu commun. Je veux dire par là que la puissance de jeu est époustouflante. La connivence entre les musiciens aussi. Et puis il y ce sentiment de liberté à nul autre pareil. Écoutez attentivement le jeu de la rythmique avec le trompettiste mais aussi la puissance de Phil Woods. Quant au pianiste, il donne un solo de toute beauté. Bill Goodwin que j’avais découvert dans une galette de Tom Harrell (Upswing, chez Chesky records, en 1994) dans lequel officiait déjà Phil Woods (ces gars-là sont inséparables). Surl le titre suivant, We Could Make Such Beautiful Music, la tendresse est au rendez-vous. L’assurance aussi. La mélodie frémit comme le vent d’automne frémirait dans le feuillage. C’est bien sûr du très haut niveau, dans ce que peut offrir de mieux le jazz contemporain. Ça swingue, le plaisir est là de bout en bout. Et Phil Woods est comme un poisson dans l’eau. Sachez que la galette est disponible sur Youtube et d’autres sites de streaming (histoire de vous faire une idée et surtout histoire d’écouter cette perle). Si à un moment, j’ai aimé évoquer Art Blakey & the Jazz Messengers, c’est parce que le thème suivant (I’m just a Lucky so and so) m’y fait penser. La trompette de Brian Lynch trouve des inflexions lumineuses à la Lee Morgan ou à la Freddie Hubbard, et quand enchaîne Phil Woods, les bras vous en tombent !

___________________________________

(1) Souvenez-vous, Bob Dorough avait donné la répartie à Miles dans 
Sorcerer  (Columbia, 1967).
6 juin 2022

PANDORA, UN FILM UNIQUE ET INOUBLIABLE

Enfin une restauration digne pour un film « culte » ! Injustement boudé aux Etats-Unis lors de sa projection en salle en 1951,  Pandora  fut mieux accueilli en Europe. Aujourd'hui, un tel fleuron du Cinéma est incontournable et se bonifie avec le Temps. Et justement, de Temps, parlons-en car c’est l’une des thématiques majeures du film. L’amour défiant le Temps et le Temps défiant la mort… Un récit « hors du Temps, comme si nous étions enchantés ». Avec le soutien de Martin Scorsese, Carlotta a donc réalisé un travail éditorial remarquable. Le Blu-Ray et le DVD ainsi que le Digibook sont sortis il y a quelques semaines seulement (voir respectivement ‎ Pandora  pour le Blu-Ray,  Pandora  pour l’édition DVD, et  Pandora  pour le coffret ultra-collector, Carlotta octobre 2021). Après l’avoir visionné deux fois, je peux vous dire que le résultat est prodigieux. C’est un film que j’avais découvert au Cinéma de Minuit il y a une bonne vingtaine d’années. L’image est ici nettoyée, beaucoup plus nette, beaucoup moins sombre que sur les éditions Films Sans Frontière ( Pandora ) et Montparnasse (‎ Pandora ). D’ailleurs, dans un bonus, nous est proposée la comparaison de l’image restaurée avec celle qui ne l’est pas. Du travail de pro ! Des documentaires, il y en a aussi à profusion et non des moindres, puisque l'on pourra également entendre Jack Cardiff (1929-2009) s’exprimer sur le film (il fut le chef-opérateur). Le fait qu'il rappelle son expérience lors du tournage en Angleterre et en Espagne est un mets succulent pour nous autres cinéphiles (Ah, la beauté de l’accent british !). Souvenez-vous : Cardiff avait été aussi responsable de la photographie pour  La Comtesse aux Pieds Nus  (1954) de Joseph L. Mankiewvicz,  Le Narcisse Noir  (1947) et  Les Chaussons Rouges  (1948), deux films réalisés par Michael Powell et Emeric Pressburger.

Le récit débute en 1930 à Esperanza, et s’étend sur neuf mois – ça n’est pas anodin. Des pécheurs trouvent dans leurs filets deux corps sans vie. Un homme et une femme. Qui sont-ils ? Ou plutôt : qui étaient-ils ? Et que s’est-il passé ? Ava Gadner (alors âgée de 29 ans) est pour la première fois sous les projecteurs du Technicolor. Amusant par ailleurs que ce tournage se soit déroulé principalement en Espagne : l’actrice s’y installera plus tard… 
Pandora and the Flying Dutchman , c’est avant tout le récit tragique d’un mythe. La boîte de Pandore, tout le monde connaît. Le scénario est extrêmement bien écrit et d’une poésie stupéfiante. La force symbolique est d’une richesse inouïe. Cette histoire de « vaisseau fantôme », avec son capitaine qui sillonne les mers depuis des siècles pour retrouver son amour, ne peut laisser indifférent... Si vous aimez les contes et les légendes, si par ailleurs vous avez un petit faible pour Shakespeare (car il y a des passages très shakespeariens dans ce film, des passages que n’auraient pas renié un certain Orson Welles par exemple, notamment dans le flashback retraçant le passé du Hollandais Volant), et bien, vous ne le regretterez pas ! La même année, sortaient trois autres fleurons du Cinéma :  People Will Talk  de Joseph L. Mankiewicz,  The Browning Version  d’Anthony Asquith (récompensé à Cannes) et  The African Queen  de John Huston (avec, à la photographie, devinez qui... et oui, encore lui : Jack Cardiff !). Mais  Pandora  est un film à part. Non seulement la mise en scène est très soignée (ah, ces décors sur la plage !) mais l’interprétation est également inoubliable, pour ne pas dire bouleversante. Acteurs et actrices y sont touchants de justesse. Comment ne pas saluer la performance de James Mason dans l'un de ses plus beaux rôles avant celui qu’il tint l’année suivante dans ‎ L’Affaire Cicéron  ?

Enfin, sur « l’amour passion » (2), je ne pense pas qu’il y ait mieux ou que l’on ait fait mieux depuis… La passion amoureuse (d’autres diraient tout simplement l’amour), c’est quand l’un consent à donner sa vie pour l’autre (lire à ce sujet ce qui m’apparaît comme l’essai le plus abouti encore aujourd’hui : 
L’amour en Occident  de Denis De Rougemont, avec une approche littéraire traversant toutes les époques – de la mythologie grecque au roman en passant par la Renaissance, l’amour courtois, Tristan et Iseult, Racine, Corneille et Shakespeare, etc. Albert Lewin (auteur de trois autres films remarquables, dont  The Private Affairs of Bel Ami  et  The Picture of Dorian Gray ) crée avec une précision mathématique et géométrique un microcosme quasiment clos qu'il peuple d'une foule d'êtres captifs : tous ces hommes raides dingues de ‎ Pandora  luttent contre le désespoir. Ces vivants (et ces morts-vivants) désirent tous cette « femme-déesse ». Le cinéaste a entièrement écrit le scénario. Se plairait-il à nous avertir que la passion amoureuse relève de la folie (« magnifiquement fous », déclare Pandora à un moment clé) ? En tout cas, « l’amour est aussi profond que la mort », et les deux sont inséparables. Lewin fait régner enfin une caste aristocratique (en parfait décalage avec une population religieuse et superstitieuse). Cette caste est cela dit tout aussi conditionnée par ses croyances en des mythes, que ça soit Hendrick Van der Zee dit le Hollandais volant (James Mason, en noble aristocrate au visage inquiétant), ou le professeur et traducteur de textes anciens (sobrement interprété par Harold Warrender), ou encore le matador Juan Montalvo interprété par Mario Cabré, sorte de double de la figure légendaire de « Manolete ». Et puis, il y a Pandora (Ava Gardner), incarnant l’artiste et la femme ô combien énigmatique et désirée...

______________________________________________________

(1) Superbe édition donc (aussi bien pour le DVD que le BR) pour le 70ème anniversaire du film (1951-2021) : version originale (avec possibilité de sous-titres en français uniquement). La version française est également disponible. Quand on connaît bien le film (indiquons par ailleurs que le tournage a duré cinq mois...), il est possible d’ôter les sous-titres pour apprécier la qualité de l’image et de la restauration. De vraies toiles de peinture s’offrent alors sur votre écran (Lewin était un admirateur de 
Magritte , ‎ Dali  et surtout du peintre italien d’origine grecque  Giorgio De Chirico , l’une des figures de la peinture métaphysique). Ce film, c’est vraiment du grand Art, dans tous les sens du terme. L’un des « 100 films de ma vie »… Parmi ces histoires de vaisseau fantôme, j’aimerais cela dit revoir (ça n’existe toujours pas en Blu-Ray ni en DVD) Le Vaisseau Fantôme de Michael Curtiz (1941) avec John Garfield, Edward G. Robinson et Ida Lupino, ainsi que Strange Cargo de Frank Borzage (1940) avec Clark Gable et Joan Crawford. Ah ! mes amis chez La Rabbia, Sidonis, Carlotta et Wild Side, si seulement, un jour…

(2) Remarquez que les mots « passion » et « pathologie » ont la même étymologie… En tout cas, l'interprétation reste ouverte et c'est même dans la multiplicité des lectures du film que réside son infinie richesse. De belles réflexions par exemple sur la sécurité dans le mariage, mais aussi sur les filets de l’amour (un piège ? la mort assurée ?). D’autres réflexions se greffent autour de la jalousie, de la séduction. Des références enfin sur la fidélité et l’infidélité et la soi-disant impudeur des femmes. Lire aussi l'excellent commentaire de Tornado. Bref. Ce film est un panorama saisissant sur toutes les formes d’amour. Magistral.

(3) Signalons à toute fin utile que James Mason et Ava Gardner avaient joué ensemble dans East Side, West Side deux ans plus tôt. En français : 
Ville Haute, Ville Basse  (1949) sous la direction de Mervyn LeRoy, le réalisateur de quelques films plus ou moins remarquables, tels  Je suis un évadé , Johnny, roi des gangsters , et  La Valse de L'ombre ). On indiquera enfin que dans East Side, West Side, on trouvait deux autres acteurs fabuleux : Barbara Stanwyck et Van Heflin. Mais c'est un film que je n'ai toujours pas vu, hélas... Et maintenant, vous pouvez vuter ou ignorer ce commentaire, à votre guise.

PANDORA

6 juin 2022

I'm back...

Today, Monday June 6th, 2022

After six years away from my blog, someone special recommended me to return. Why not, I said to myself.
Next issues will be about English (vocabulary I've learned lately), but also about Pandora (the famous film by Albert Lewin), some drummers, including Max Roach, Paul Motian, Pete La Roca, Tony Williams, Elvin Jones. I will also talk about The story of My Wife (by Hungarian writer Füst).

 

10 octobre 2017

happy birthday thelonious monk...

Il y a d’abord l’objet : magnifique, somptueux, rare. Une véritable œuvre d’art. Insérés dans un luxueux digipack (esthétique artisanale vraiment très classe), et accompagnés d’un livret sublime – 56 pages en anglais, ornées de rares photos et de superbes témoignages ou encore ces analyses fort instructives signées Alain Tercinet (lequel nous a quittés cet été...) –, les deux disques ci-présents constituent surtout un mets succulent pour les amateurs de Thelonious « Sphere » Monk (10 octobre 1917 – 17 février 1982). Ce double album est constitué du répertoire du pianiste pour la bande originale du film de Roger Vadim (sorti en salles en 1960 et qui d'ailleurs s'intitule Les Liaisons Dangereuses 1960, pour signifier que c'est bien une adaptation contemporaine du fameux roman épistolaire de Laclos). L'enregistrement ne sortit jamais du vivant de Monk. Les bandes existaient forcément mais étaient tenues secrètes... Pour la petite histoire, rappelons que c'est par l’entremise du producteur Marcel Romano (disparu en 2007) que le contrat fut signé. Vadim ne connaissait pas vraiment le pianiste. Après quelques répétitions chez la Baronne Pannonica, Monk donne son accord. Ayant pas mal d’appréhensions à l’égard de l’Europe, il fut décidé que la musique serait enregistrée à New-York (le 27 juillet 1959). Jusqu’à présent, nous ne connaissions que Les Liaisons Dangereuses d’Art Blakey, gravé lui aussi pour la B.O. de ce film très moyen (avec Jeanne Moreau et Gérard Philippe). On y entend tour à tour Blakey (avec les Jazz Messengers) ainsi que le pianiste légendaire. C’est enfin grâce à François Lê Xuân et Frédéric Thomas, deux jeunes producteurs passionnés, que l’on a droit à cet inédit inespéré. En fouillant dans les archives de Romano, ils tombent inopinément sur une bobine intitulée « Thelonious Monk ». Ils y entendent des discussions, des répétitions. L’évidence s'impose à eux: ces bandes ne sont jamais sorties du vivant du pianiste. Mais qu’en est-il de la musique ? Faut-il la publier ou pas ? Vous avez la réponse dans ce magnifique objet. On a là l'homme à l'état brut, avec son esthétique si singulière qui dit tout de sa recherche de la vérité et de ses contours obliques et ironiques ! Monk et son génie. Le pianiste sait vous parler et vous ensorceler, et ces séances sont tout bonnement superbes. Il ne s’agit pas de vulgaires « répétitions », comme j'ai pu le lire ici et là. Le disque 1 présente le format classique d’un disque prêt à être commercialisé, le disque 2 quant à lui, nous offre quelques prises alternatives, et une plage de 15 minutes (« Light Blue », le seul morceau que Monk n’avait jamais enregistré en studio), et au cours duquel il donne quelques recommandations à son batteur, Art Taylor. A cette époque, le pianiste est en pleine possession de ses moyens. Ce double album pourrait être un disque de plus. Il n’en est rien. La prise de son est par ailleurs exceptionnelle !

C’est comme si Monk et son quintet se trouvaient dans votre salon et jouaient pour vous ! Après avoir été convaincu par Marcel Romano et surtout par Pannonica « Nica » de Koenigswarter (la fameuse baronne, bienfaitrice et mécène britannique pour qui Monk composa « Pannonica »…), le pianiste se rend au Nola’s Penthouse Studio de New-York pour y graver cette session. Il a convié sa toute nouvelle section rythmique (depuis le fameux concert ; voir Unissued Live at Newport 58-59), à savoir : Sam Jones (contrebasse) et Art Taylor (batterie). Dans la discographie du « Moine », elle fut de très courte durée. Enfin, Charlie Rouse (saxophone ténor) est de la partie (il venait de remplacer Johnny Griffin). Quant à Barney Wilen (le saxophoniste ténor français également présent aux côtés de Monk), il venait de remplacer quelques semaines plus tôt Hank Mobley au sein du collectif d’Art Blakey pour l’autre enregistrement de la B.O. du film. Comme il est impossible pour Monk de composer de nouvelles compositions à pied levé ou d’un simple coup de baguette magique, il préfère reprendre son répertoire (six de ses thèmes de prédilection, ainsi qu’un gospel seront retenus par Vadim). Monk laissera le soin au cinéaste d’en faire ce qu’il veut, de les placer là où il le souhaite dans son film. Mais les producteurs furent affolés : Monk ne tint pas compte du timing des scènes, aussi courtes fussent-elles. Il n’en avait rien à carrer. Une manière de dire : « Je joue ma musique, elle m’absorbe tout entier, je ne jouerai pas autre chose, un point barre ; vous prenez ou vous laissez tomber ! ». Ainsi les spectateurs purent entendre tour à tour, tandis que défilaient sur l’écran les images en noir et blanc, « Rhythm-A-Ning », « Crespuscule with Nellie », « Well, You Needn’t », « Ba-Lue Bolivar Ba-Lues Are » et le très délicat « Light Blue » jouée d’une façon très particulière (…). Mais peut-on parler de musique de film ? Pas vraiment. Pas du tout même. C’est la musique de Monk. En cela, on se détache de la B.O. de Sait-On Jamais ? jouée et composée pour l’occasion par le Modern Jazz Quartet ou encore, plus connu bien entendu, Ascenseur pour L’échafaud de Louis Malle, avec Miles et Barney Wilen, René Urtreger, Pierre Michelot et Kenny Clarke composant et jouant leur musique tandis que défilait le film sous leurs yeux (réécouter le disque Ascenseur pour L’échafaud, gravé en 1957).

Par ailleurs, certains critiques de l’époque ne manqueront pas de remarquer que la musique de Monk était trop « externe » au film, trop en dehors, une sorte de commentaire en parallèle, n’appuyant pas le jeu des acteurs ni le scénario. Personnellement, pour avoir vu le film, je peux dire que je m’en tape, que la musique, il est vrai, se suffit à elle-même, qu’elle est souvent en décalage avec les images. Mais l’adaptation du sublime roman épistolaire de Choderlos de Laclos (Les Liaisons dangereuses dont je recommande l’édition folio) étant à ce point très moyenne et même convenue (Vadim n’a pas su capter l’esprit de Valmont selon moi, ni en tirer sa force de manipulation, ne prenant pas suffisamment de risques, s’étirant sur des détails superflues, la meilleure adaptation restant bien entendu celle de Stephen Frears dans Les Liaisons dangereuses, avec Michelle Pfeiffer, John Malkovich et Glenn Close), on peut dire indépendamment du film : bravo à Monk et à son équipe. Si le film de Vadim s’oublie quelque peu, la musique, pas du tout. Pour les fans, c’est bien entendu une musique bien connu et un univers très particulier. En tout cas, le résultat est là : celle-ci est tour à tour fascinante, dotée de ce supplément d’âme dont seul Monk avait le secret ; les musiciens sont dans leur monde, et l’univers qu’ils proposent est très personnel. C’est très jazz et « Monk détient entre ses doigts le pouvoir définitif du nivellement par le bas », comme le disait habilement Laurent de Wilde dans sa remarquable étude consacrée au pianiste (voir Monk, édition folio). La musique est compacte, très serrée, voire organique et s’écoute indépendamment du film. Donc, ne parlons plus de film, même si ces traces ont une histoire toute particulière. Bref, même si chez vous, ça n'est pas le luxe, l'aisance, même s'il n'y a pas toujours de la cuisse, ni trop de lumière, savon et parfum, croyez-moi, avec Monk, on oublie vite ses malheurs, petits ou grands, et surtout on essaie de ne pas trop se faire d'illusions sur le monde, proche ou lointain, parce que la musique de Monk, ça laboure d’abord dans le cœur des auditeurs. Cette musique est à la fois terrienne et savante (« Well, You Needn’t »), d’une grande beauté mystérieuse (« Crespuscule with Nellie », ballade inoubliable en l’honneur de son épouse), énergique (« Rhythm-A-Ning »). La musique est là, tout simplement. Elle dit l’homme. Elle dit l’humanité. Monk, c'est l’agriculteur rencontrant l’intellectuel, et le paysan le penseur. (1) (2)
________________________________________________________________________________

(1) Il se sert des doigts et de la tête, et entre les deux, quelque part entre plusieurs portes, ouvertes ou à demi closes, au-dessus ou en dessous, à côté ou en dehors, il fait parler son âme, « body and soul »… On pénètre ainsi dans ces beaux sous-sols imaginaires, chauds et capitonnés, bondés et enfumés, où règnent le réconfort et une certaine convivialité qui ne dira jamais son nom mais ne demande rien d’autre que d’exister, au point que le désespoir devient plus supportable. A un pote qui découvrait tout récemment le jazz et Thelonious Monk, je confiais ceci : « Quand je n’ai pas le moral, c’est simple j’écoute « Le Moine » (Monk = moine en anglais). Monk, poursuivais-je, il sait me parler, on se comprend et aussitôt, je vais mieux… » Mon ami ne comprenait pas ces paroles. Pour lui, Monk, c’est âpre, ça n’est pas une musique « facile » (sic). Mais qu’est-ce une musique facile ou un art difficile ?, lui demandais-je. Ces choses là ne signifient rien du tout. A la rigueur, je peux comprendre qu’un problème de mathématique soit difficile. Un sentier peut l’être aussi. Mais une musique ? Non, c’est une question de singularité, de jeu, d’oreilles exercées, de cohérence intrinsèque, une marche oblique, jamais droite, mais aussi une histoire de vécu et de galères, peu de goût pour le conventionnel et les phrases toutes faites, des pas de côté, la danse d’un funambule, et une « manière » de dire à tous les raseurs et à tous les fâcheux (et aux enquiquineuses, car ça existe aussi…) : « mais f@utez-nous donc la paix ! ».

(2) Un grand merci pour cette magnifique publication et cette musique inoubliable. Merci de m’avoir lu jusqu’au bout…

Les liaisons dangereuses de TheloniousMonk

30 septembre 2017

petit chef-d'oeuvre de la littérature française...

Le chemin des écoliers 1

 

Il y a tout juste un mois, c'était la rentrée des classes ! Comme tous les ans, en septembre, fallait préparer son cartable et étudier son emploi du temps, quitte à conquérir de nouvelles modifications d’emploi du temps et de salles auprès de l’administration ou de ses collègues... Voici donc venu le temps des agitations, des coups d’épée dans l’eau et des cours où les élèves s’ennuient et se demandent ce qu’ils fichent ici. Ce roman de Marcel Aymé qui a de magnifiques tonalités de gris, j'ai d'abord voulu le trouver à la médiathèque, et là, comble du comble, quelle ne fut pas ma stupeur lorsqu’on me fit la remarque suivante : on ne l'a pas en magasin, parce que ça ne se lit plus Marcel Aymé (sic). What the heck ? Comment ça, ça ne se lit plus Marcel Aymé ? C'est quoi ces bêtises ? Et La Vouivre, ça ne se lit plus peut-être ? Et Uranus, La Jument Verte, Le Passe-Muraille, non plus ? Ça a de quoi vous déprimer longtemps ce genre de remarque absurde. On essaie alors de vous trouver une édition de la Pléiade, mais ça sera pour un autre jour parce que celle-ci se trouve dans une autre bibliothèque, mais on peut vous la précommander (sic). Bref, inutile d'ergoter plus longtemps, je me suis avisé d’aller chercher ailleurs un exemplaire du roman. L'édition Folio est quant à elle épuisée (ce qui prouve que ça se lit encore, Marcel Aymé !). En tout cas, c'est sans doute, avec Louis Aragon, le romancier que je préfère de cette période d'après-guerre (et même avant, car, Marcel Aymé, faut-il le rappeler, a commencé sa carrière d'écrivain à la fin des années 20). Malgré l'état poussiéreux de l'engin, les pages jaunies et l'odeur âcre de cette édition, ce fut un régal de lecture. Mieux, j'y ai trouvé un souffle, une vie. Tous les personnages sont gris, de Michaud (le père) à Lolivier (le collègue) en passant par Hélène (l'épouse souffreteuse) et les enfants (l'inoubliable Antoine), Yvette (la maîtresse) ou encore Lina (la femme juive qui craint d'être dénoncée puis arrêtée par la Gestapo).

Le contexte ? La France occupée des années 40, Paris, le marché noir (l'histoire se passe pendant la seconde guerre mondiale). Marcel Aymé livre ici un roman mordant, piquant, et même très réaliste (un peu dans la veine de Zola et Balzac). C’est parfois violent, souvent rusé mais bougrement intelligent. Son observation des mœurs de l’époque est pointue et haute en couleurs. Et vous, les rêves, vous les voyez comment ? En couleur ou en noir et blanc ? Enfin l'écriture est l'une des plus belles, l’une des plus magistrales qui nous soit donnée de goûter. Les phrases claquent, le rythme s'emballe, les gestes sont décrits avec la précision d'un horloger. Les conditions de vie sont déplorables à cette époque de corruption généralisée. Les caractères et les pensées les plus profondes se révèlent : Michaud, le bon père de famille qui a une conscience morale et essaie de faire vivre sa petite famille tout en se coltinant Lolivier, un collègue médiocre proche des idées hitlériennes (complètement gâteux par ailleurs devant une petite souris, et ayant un fils complètement « largué »). La tension est palpable dans ce Paris des années 1943-1944. Pendant ce temps, le petit Antoine, élève plutôt brillant (il est le fils de Michaud), enfant doux et naïf, doté d'une intelligence affective au-dessus de la moyenne, s'éprend de la jeune Yvette, vingt six piges, et dont le mari est tenu prisonnier en Allemagne... Le diable au corps est passé par là, forcément… Le jeune adolescent va sous l'influence de celle-ci faire l'expérience du marché noir. Des pages truculentes d’une noirceur, d’un cynisme et d’une ironie cinglantes. C'est, je le répète, de la grande littérature. Et pour moi, bien évidemment, Le Chemin des écoliers, s'incarne en un chef-d'œuvre qu'il n'est pas permis d'ignorer aujourd'hui encore. Le temps de se poser, pendant quelques heures, et hop, on se délecte à la lecture de pareil ouvrage, on note des passages inoubliables ici et là. Bref, inutile d'en dire davantage (1), si ce n’est le roman qui m’a accompagné tout au long de ce mois de septembre.

Cela dit, on se souviendra longtemps de tous ces portraits, comme celui de la femme de Lolivier (Josy) avec sa « tête de rombière, malpropre et vulgaire, étalée sur l’oreiller au-dessus des photos accrochées au mur, qui évoquaient trente ans de sa vie de music-hall, trente ans de figuration, d’espérance rogneuses, de tentatives claquées, de vaines intrigues, de colères envieuses et de récriminations contre l’injustice du sort et des directeurs, pour ne rien dire des coucheries avec Pierre et Paul, le plus souvent intéressées et toujours inutiles ». Ces portraits au vitriol de toutes les couches sociales de la France d’alors se teintent de laideur, la laideur des sentiments accordée à l’extérieur des êtres, une laideur qui semble, forcément, en être la conséquence naturelle. Marcel Aymé règle vraiment ses comptes avec toute la société, qu’elle soit corsetée, hypocrite, même le bon Michaud n’y échappe pas. Les femmes n’ont pas toujours le beau rôle, ni « l’aisance gracieuse des attitudes, ni la perfection des formes ou la vivacité d’une expression qui retiennent l’attention » (sic). Le roman se lit avec joie et délice. Il y a des passages franchement excellents. Tout y est excellent en fait. Intensité des gris, saveurs d’un réalisme insupportable, âpreté et cynisme. Vous retrouverez aussi Antoine, portrait du bachelier de l’époque, en cours d’histoire ou au bras de sa maîtresse. En classe, avec ses camarades face à un professeur qui se lance tout à coup dans un cours lyrique sur les Girondins... Les élèves ne communient pas avec lui mais l’écoutent respectueusement, ou vaquent à d’autres occupations (Antoine qui lit le Tartufe de Molière, pendant ce cours très particulier…). Discussions inoubliables aussi entre les deux jeunes amis, Antoine et Pierre Tiercelin, dit « Paul », un gamin cossu et très cultivé, fin observateur, issu d’un milieu plus aisé que celui d’Antoine. Leur discussion autour des femmes, mais aussi sur l’avenir, leurs interrogations et leurs conseils respectifs, tout cela est non seulement amusant mais jouissif (il y a aussi de l’humour chez Marcel Aymé).

_____________________________________________________________________________

(1) Publié en 1946 chez NRF/Gallimard, Le Chemin des écoliers est un « incontournable » de la littérature française. Folio serait toutefois avisé de le rééditer en format de poche.

 

Publicité
Publicité
1 2 3 4 5 6 > >>
Publicité