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considérations littéraires, musicales, cinématographiques, politiques et philosophiques...
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31 juillet 2016

Le toucher exceptionnel de Phineas Newborn...

Diane - Phineas Newborn Jr. Trio

Voici un extrait de The Newborn Touch, Diane, une composition du saxophoniste Art Pepper dédiée à son épouse, et que celui-ci avait gravée quelques années auparavant aux côtés de Wynton Kelly, Paul Chambers et Jimmy Cobb (Gettin' Together). Quand Art entendit Phineas jouer cette ballade, il nous est rapporté qu'il n'en croyait pas ses oreilles ! Incrédule, et surpris par l'excellence de l'interprétation, il interrogea le pianiste. Celui-ci répondit, laconiquement : The piece is very nice, very nice. (Le morceau est très joli, très joli). Il faut connaître Phineas Newborn pour comprendre ce que veulent dire ces deux mots quand il les prononce... 

 

Bien sûr, lors d'une première écoute, on se dit (ou du moins on peut se dire) que le pianiste Phineas Newborn Jr. a enregistré des disques beaucoup plus importants que celui-ci. The Great Jazz Piano of Phineas Newborn (Contemporary 1962) ou encore, beaucoup plus magistral, le sublime et quasiment indépassable Here Is Phineas (Atlantic 1956), lequel marquait les vrais débuts du pianiste à New-York après avoir été repéré à Memphis par un certain Count Basie quatre ans plus… Ce serait pourtant regrettable de passer à côté de celui-ci. En effet, avec The Newborn Touch, le pianiste de Minneapolis clôt un début de carrière époustouflant (1956-1964). A trente-et-un ans, son assurance et sa technique pianistique restent inchangées. Non seulement Phineas Newborn est un météore exceptionnel, mais il est surtout un virtuose bouleversant. Si beaucoup l’ont comparé à Art Tatum, c’est oublier que Phineas Newborn avait sa propre voix (identifiable dès les premières notes) et s’exprimait dans un style bop très bluesy, avec une parfaite connaissance de l’idiome classique (Beethoven, Mozart, J.S. Bach). Malheureusement, le pianiste ne sort pas énormément pour se produire en club. C’est un grand timide et présente quelques problèmes psychiques.

Après avoir aligné des disques aux côtés de Roy Haynes et Philly Joe Jones (il faut réécouter We Three mais aussi A World of Piano), ce nouveau disque en trio sur fond rouge gravé le 1er avril 1964 pour le label Contemporary records le voit entouré de Leroy Vinnegar (contrebasse) et Frank Butler (batterie). Leroy Vinnegar surnommé « Le rocher de Gibraltar » pour sa stabilité et régularité de jeu était un musicien accompli. Les amateurs de Charlie Parker et du bop en général l'avaient fort bien repéré au début des années 50. Leroy Vinnegar est aussi un excellent pourvoyeur de thèmes qui sont désormais rentrés dans le panthéon des classiques du jazz. Il suffira d’écouter une de ses compositions sur cet album, le génial « Hard To Find » pour s’en convaincre. Quant à Frank Butler, véritable métronome, ayant aiguisé les fers auprès de Billie Holiday, Duke Ellington, Art Pepper, Hampton Hawes et John Coltrane (excusez du peu !), il figure parmi les plus grands batteurs de l'âge d'or du jazz, comme il l’a été dit ici et là… Son jeu sur la ride est d’une finesse et surtout d’une clarté inouïe (qualité d’écoute optimale, dès le premier thème, « A Walkin’ Thing »). 

Les thèmes alternent climats tempérés et d'autres plus tendus, libérant une charge émotionnelle incomparable (au cours de cette introduction surréaliste sur « Pazmuerte », le pianiste semble convier Debussy et Ravel, avec des idées nipponnes, puis hispanisantes). Cette composition de Jimmy Woods, saxophoniste météore ayant produit deux disques incontournables au début des années 60, est une sorte de marche funèbre, comme l’indique son titre. La mort ou la paix, les deux seules alternatives à tout conflit. Le jeu de Butler, sur une idée du pianiste (il faut écouter ce que le batteur fait avec ses baguettes), est à proprement parler inoubliable. Avec « A Walkin’ Thing » (superbe composition de Benny Carter que l’on trouvait initialement dans Jazz Giant), Phineas Newborn apporte sa patte et semble jouer ce qu’il sait faire de mieux depuis Fabulous Phineas. Autrement dit, trouver des paroxysmes mélodiques incomparables. On se souviendra longtemps également de « Diane » (ballade d'une tendresse infinie, signée Art Pepper). Ce thème, qui était un hommage du saxophoniste à son épouse, trouve ici une apothéose inouïe.

En effet, jouer aussi lentement une mélodie en l’enrobant de tant de beauté et de contrôle, ça n’est pas donné à tout le monde. La technique du pianiste est parfois mise en avant sur des thèmes plus rapides, sans jamais tomber dans l’ostentatoire. « Grooveyard » (composition de Carl Perkins) vaut son pesant de cacahuètes, tout comme « Blue Daniel » (composition de Frank Rosolino). On y admirera le groove innervé au cours de ces deux thèmes inoubliables, ainsi que l’osmose entre les musiciens, au point de vouloir se les repasser en boucle. Légèreté de la main droite, idées ingénieuses. On ferme les yeux. Pour le reste du répertoire, c’est entre de l’excellent et du très bon. On découvrira également l’une des premières compositions d’Ornette Coleman, « The Blessing » (1). 

Seul petit regret qui vient noircir un peu le tableau (mais est-ce vraiment un regret ?), ces deux pièces inédites (les fameux « bonus tracks ») qui ne sont pas toujours à la hauteur des pièces précédentes. En effet, « Good Lil Man » (composition de Marvin Jenkins) est un petit blues, dans la tradition de Bobby Timmons. Enfin, la reprise de la « master take » de « Be Deedle Dee Do » n’apporte rien de plus. Cela étant dit, avec « The Newborn Touch », le pianiste signe une œuvre majeure. Il atteignait le sommet d'une carrière déjà jalonnée de nombreux chefs-d'œuvre. Evitant les clichés mais possédant un drive irrésistible, une puissance de jeu à nulle autre pareille, notamment une main gauche phénoménale (il ne jouera que de celle-ci sur « The Sermon », la fameuse composition de Hampton Hawes, une version à faire pâlir les pianistes!), Phineas Newborn grave une œuvre magnifique que l’on écoutera en boucle pour en tirer sa substantifique moelle.

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 (1) Cette composition d'Ornette Coleman que l'on retrouvera dans plusieurs albums du saxophoniste, notamment dans Ornette Coleman at the Hillcrest Hollywood mais aussi dans Something Else. Elle fut reprise par quelques pianistes. Que l’on songe à la version de Gonzalo Rubalcaba dans son album Blue Note, The Blessing (Blue Note, 1993).

The Newborn Touch

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