Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
considérations littéraires, musicales, cinématographiques, politiques et philosophiques...
considérations littéraires, musicales, cinématographiques, politiques et philosophiques...
Publicité
Archives
21 mai 2016

L'art de la conversation par deux géants du jazz... * * * *

"Testament" by David Liebman and Richie Beirach Duet

Dans le milieu du jazz, on ne présente plus ces deux géants de l’improvisation libre. Le pianiste Richie Beirach et le saxophoniste Dave Liebman sont deux musiciens indissociables et quasi-inséparables, deux « monstres sacrés » ayant derrière eux une carrière de plus de cinquante ans ! Alors, forcément, quand on invoque leurs noms, on pense à la qualité de leur jeu, à la sincérité de leur démarche artistique, et puis à toutes ces rencontres déterminantes au fil des années. Ces deux là ne se sont quasiment jamais perdus de vue. Ils se sont rencontrés à un moment crucial de leur carrière, quand le premier jouait aux côtés de Miles Davis, le second quand il était au sein du quartet de Stan Getz (début des années 70). Bref, leur exigence musicale est telle qu’il n’est pas permis d’ignorer leurs discographies respectives. De les avoir vus tout deux en concert (Liebman en duo avec Marc Copland, et Richie Beirach en solo) fut une expérience inoubliable. Par ailleurs, au sein du collectif Quest ou dans des projets annexes, ces deux là nous ont offert au fil des années une musique rustique et peu ordinaire, principalement axée sur l’héritage laissé par John Coltrane, Miles et Bill Evans. Les voici donc à nouveau réunis pour une énième performance en duo, dans un disque publié cette année par le label Intuition (on se souviendra longtemps d’un des tout premiers qu’ils ont gravés ensemble, le superbe Double Edge chez Storyville au milieu des années 80). Âgés de 69 ans (Liebman) et 68 ans (Beirach), nos deux esthètes se sont débarrassés depuis pas mal d’années de tout ce qui pourrait rappeler de près ou de loin leur côté démonstratif. Et c’est d’autant plus flagrant avec ce superbe « Balladscapes » (association de deux termes : « ballades » et « paysage ») qui s’écoute comme un dialogue épuré d’une beauté exceptionnelle où la simplicité de l’expression lyrique nous dit l’essentiel de leur esthétique musicale. Point de technique ostentatoire par ici. Juste l’art de dire et de raconter... Au final, une approche très expressionniste avec un art de la demi-teinte et de la nuance incomparable. Beirach peint des « paysages » avec ses harmonies tandis que Lieb apporte une palette de couleurs avec des pastels à la fois tendres et secs. Deux poètes donc, deux esthètes. Deux artistes dans le sens le plus noble du terme.

 

Ce disque intimiste raconte tout simplement la fin d’un monde. Le nôtre. Le leur… On y sent une certaine nostalgie et un sens de la dramaturgie incomparables, mais le tout est servi sans excès, ni complaisance. Bref, ça n’est pas larmoyant, et ça ne verse pas dans la sensiblerie ou le je-ne-sais-quoi d’insipide. C’est un livre ouvert, une toile de maître composée à quatre mains. Dans ce monde de brutes et d’indécence extraordinaire, il est donc parfois nécessaire de revenir à l’essentiel : l’essence de la musique. Ici c’est parfois déchirant (la version de « Siciliana », composition de J.S. Bach,  y exprime des émotions rares, à vous donner des frissons!). C’est surtout d’une beauté où le baroque se rit du temps qui passe. On pense à tous ces poètes, Shelley, Lord Byron, Wordsworth, et à tous ces grands stylistes du XIXème siècle. Car oui, cette musique aurait pu être écrite au cours du siècle dernier (fin du XIXème ou début du XXème). On pense alors à Debussy et Ravel (« Master of the Obvious »). Aussi, un répertoire pareil, constitué exclusivement de ballades, c’était franchement risqué. Qui plus est en duo ! Mais la réussite d’un tel projet tient de par son caractère à la fois spontané et très écrit. Ce disque est donc la plus belle synthèse d’une association musicale incontournable. Les néophytes comme les amateurs les plus exigeants y trouveront leur compte, parce que les musiciens pensent leur art avant toute chose, sans la posture d’auto-complaisance que l’on trouve chez beaucoup d’autres artistes. Et puis, il y a la richesse et la variété des climats. C’est l’une des qualités majeures de ce grand disque qui ne tombe jamais dans la redite ni dans les notes superflues. Enfin, c’est la générosité de deux artistes qui nous bouleverse là encore (1). 

 

Parmi les perles, on trouvera un certain nombre de standards du jazz (« For All We Know », « Moonlight In Vermont », « Lazy Afternoon »), quelques compositions de Wayne Shorter (« Sweet Pea ») et de John Coltrane (« Welcome », « Expression »), et puis d’autres issues d’un répertoire personnel (la plus émouvante étant sans doute « DI », clôturant un répertoire déjà riche en harmonies et en surprises). « DI » mais aussi « Master of The Obvious » sont autant de perles incomparables de par leur caractère unique et leurs climats nocturnes inquiétants. Un vrai envoutement et une intensité qui ne laissent pas de place au récit sédatif ou soporifique (1). Mais on pourrait tout aussi bien évoquer la magnifique interprétation de « Quest » où dans l’art du dialogue, les deux complices atteignent un niveau de musicalité d’une finesse et d’une retenue plutôt rare (écoutez le soutien de Beirach, ses contrepoints discrets, ses silences, son sens de l’espace, d’une pudeur bienveillante…). Quand survient « Day Dream », on ne pouvait rêver mieux. C’est la conclusion en apothéose d’un disque qui fera date (2). Dans ce répertoire très homogène et parfait dans ses intentions, où l’exceptionnel côtoie le sublime, on ne sera pas étonné d’entendre Liebman jouer aussi bien du saxophone soprano que du ténor. Sur les deux instruments, il est vraiment un maître. Sonorités à la fois claires et lumineuses. Au fil des écoutes, le niveau est tellement élevé que l’on ne peut qu’être tenté de mettre la note maximale (lors d’une première découverte, j’étais parti pour quatre étoiles, mais les émotions sont tellement fortes que l’auditeur que je suis se désagrège littéralement à la deuxième puis à la troisième écoute).

 

___________________________________________________________________________

 

(1) On n’oubliera pas de mentionner cette superbe version signée Carlos Jobim (« Zingaro »), au cours de laquelle Lieb alterne le jeu à la flûte bamboo avec le saxophone ténor. Simple et sublime à la fois. 

 (2) « Balladscapes » vient d’être publié par le label Intuition. Sortie dans les bacs le 11 mars 2016. Michael Cuscuna signe les notes de livret. Prise de son exceptionnelle. Treize titres et un minutage parfait : 73 minutes de grande musique.

(3) Dans l’art du dialogue, Liebman nous avait gratifiés de quelques galettes savoureuses: que l’on songe à Nine Again (en duo avec Franco D’Andrea), Manhattan Dialogues (en duo avec Phil Markowitz) et enfin Bookends (avec Marc Copland).

Balladscapes de Dave Liebman en duo avec Richie Beirach

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité