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considérations littéraires, musicales, cinématographiques, politiques et philosophiques...
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29 mai 2016

quiet kenny... * * * *

Kenny Dorham - Lazy Afternoon

Voici à mon avis l’un des plus grands disques de ce fabuleux trompettiste né le 30 août 1924 à Fairfield, Texas et décédé à New-York une quarantaine d’années plus tard… Disque plutôt méconnu, en tout cas qui passe le plus souvent à la trappe, faute d’une lisibilité claire sur la toile, « The Arrival Of Kenny Dorham » est pourtant un très bel album qui, lorsqu’on l’écoute aujourd’hui, raconte de façon incroyable et qui me brise à chaque fois le cœur, toute une époque révolue, une époque où les musiciens jouaient avec une sincérité et un vécu à nul autre pareil : dans leur musique, ils y mettaient « tout » (leurs vies, leurs émotions, leur âme, leur passion, leur générosité…). Une époque au cours de laquelle on pouvait également les voir jouer en club jusqu’à trois heures ou quatre heures du matin comme en témoigne Round About Midnight at The Café Bohémia. Bref, une époque où il y avait de la vie, du mouvement. Une époque aussi où on les bénissait, où on les choyait, que ce soient les propriétaires de clubs, les producteurs, ou le public en général. Faut dire qu’en ces temps-là, le jazz avait le vent en poupe. Malgré leurs faibles moyens, leurs vies en marge et leurs maigres salaires, les musiciens jouaient avant tout pour la Musique. Image d’Epinal, sans doute… Nostalgie un peu ridicule, sans doute aussi. Les années 1955-1965 illustrent en tout cas cette époque bénie des dieux, une époque qui de surcroît n’était pas aussi consumériste et aseptisée que la nôtre (laquelle est noyée dans une surproduction de plus en plus nauséabonde où tout le monde pense avoir son mot à dire)… Les musiciens d’aujourd’hui ont une pression telle que nombreux sont ceux qui redoutent le chômage, ou leur disparition pure et simple des circuits médiatiques et autres. Cela semble être leur seule préoccupation. Et puis, comme on dit, « il faut être dans le vent ». Donc, produire et vendre. Alors, ils enregistrent à tour de bras sans avoir forcément des choses intéressantes à dire, au lieu de travailler et de penser leur matériau et d’attendre, d’attendre avant de sortir un disque qui fera la différence et marquera durablement les esprits. Et puis, tout le monde n’est pas fait pour être Artiste. En tout cas, pour cela, il y aura toujours un prix à payer. Hélas, ils sont nombreux à oublier la parole d’Aragon: « tout le monde ne s'appelle pas Cézanne ». Et oui, et tout le monde ne s'appelle pas non plus Miles, Chet ou Kenny Dorham...

Ce disque initialement gravé par le label Jaro International en 1960 fut réédité par le label Fresh Sound dans les années 90 (dans cette édition, The Arrival of Kenny Dorham). Cette modeste chronique, assez inutile, passera bien sûr à la trappe, mais peu importe, je tiens à dire ici que c’est bel et bien cette édition « Jaro » qu’il faut privilégier (il s’agit d’un import japonais)… Pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ? Pour trois simples raisons (1) : le label japonais restitue la pochette d’origine et la qualité sonore y est irréprochable, pour ne pas dire exceptionnelle (cette session studio fut enregistrée en mono mais le travail des ingénieurs du son y est remarquable, toutes les nuances sont apportées avec un soin incroyable, à un point tel que les musiciens semblent jouer dans la pièce où nous nous trouvons). Encore une fois, le soin apporté par les Japonais aurait de quoi faire pâlir certains professionnels européens (disque inséré dans une pochette fine de coton pour ne pas rayer la galette), notes originales du livret en japonais et en anglais. Enfin, le plaisir est triple lorsqu’on croise pareil line-up. Visez un peu : Tommy Flanagan est au piano, Butch Warren à la contrebasse, Buddy Enlow à la batterie et enfin, sur quelques plages, Charles Davis au saxophone baryton (2). Quant au répertoire, il est superbe. Outre une version inoubliable d’un standard de J. Mercer (« I’m An Old Cowhand », thème que l’on a tous admiré et écouté jusqu’à plus soif dans cette galette exceptionnelle de Sonny Rollins, le fameux Way Out West), on trouvera huit autres pièces, parmi lesquelles « Stage West » et Butch’s Blues » (deux compositions du trompettiste), « Song of Delilah » et « Stella by Starlight » (ces deux standards signés Victor Young sont interprétés avec beaucoup de soin), une version d’anthologie de « Lazy Afternoon » (composition de Jerome Moross que Joe Henderson portera lui aussi à un niveau poétique incroyable, quelques années plus tard, dans la galette Power to The People), « Six Bits » (Albam), « Turbo » (composition de Charles Davis) et enfin « When Sunny Gets Blue », le standard par excellence signé Fisher/Segal. Les neuf thèmes proposés par le quintet oscillent entre trois et quatre minutes, dans des thématiques bien repérables qui vont ainsi droit à l’essentiel (3).

Gravé en studio le 10 janvier 1960 (et non pas en 1969 comme le laisse entendre le site allmusic.com), soit quelques semaines seulement après le fameux Quiet Kenny (chez Prestige), « The Arrival of Kenny Dorham » fut donc produit par ce petit label plus ou moins obscur (le même qui publiera à la même époque deux grands disques du saxophoniste J.R. Monterose, à savoir le très bon In Action et surtout l’excellent, le magnifique, le grandiose, le génial The Message). Le label eut une durée de vie assez courte (il grava ses albums essentiellement entre 1959 et 1960). D’après mes recherches, on ne tient qu’une poignée d’albums. Mais quels albums ! Et surtout quelles rééditions ! La musique que l’on entend est jouée avec un naturel et une authenticité qui laissent pantois. Impossible de passer à autre chose après l’écoute de cet album. Trompettiste représentatif du style bop (et même hard bop), Kenny Dorham a toujours été un musicien attique, d’une rare élégance, et il le « prouve » une nouvelle fois au cours de cette session. Comme je le disais pour l’un de ses plus grand disques captés « live » (le fameux et indispensable « Round About Midnight »), il fut surtout un trompettiste d’une sensibilité inouïe. Très sous-estimé du grand public (de toute façon, le grand public se fout pas mal de la poésie qu’elle soit dans le jazz ou ailleurs), Kenny Dorham a laissé une kyrielle d’enregistrements historiques, notamment sur le label Blue Note qu’il quittera définitivement en 1964 (après l’enregistrement de Trompeta Toccata, avec à nouveau Joe Henderson et Tommy Flanagan…). Après cette date, on n’a plus aucune trace discographique (4). Quelle tragédie ! On a du mal à croire qu’après ses autres succès aux côtés de Joe Henderson (« Una Mas » en 1963, ou encore « In’N Out » en 1964) les labels l’aient lâché complètement. Rien en 1965, rien en 1966, rien en 1967 jusqu’à sa mort le 5 décembre 1972 des suites d’une insuffisance rénale (tout comme le saxophoniste Booker Ervin deux ans plus tôt…). En attendant, « The Arrival of Kenny Dohram » est une session attachante, pour ne pas dire bouleversante. Elle ne révolutionnera sans doute pas le genre mais elle méritait un sérieux petit coup de projecteur. C’est chose faite. En tout cas, je l’espère…
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(1) Attention aux doublons : « The Arrival of Kenny Dorham » a été publié par d’autres compagnies (comme je le laissais entendre plus haut, notamment par le label Fresh Sound), mais il apparaît aussi sous le titre de The Kenny Dorham Memorial Album (publié par le label Xanadu).

(2) Charles Davis (aucun lien de parenté avec Miles) est un saxophoniste toujours en activité, mais sous-estimé comme ça n’est pas permis. Quelques mois après cette session de janvier 1960, il allait enregistrer aux côtés de Steve Lacy (le fameux The Straight Horn of Steve Lacy gravé chez Candid records en novembre 1960).

(3) Durée totale de la galette : 43 minutes.

(4) Il fera néanmoins quelques rares apparitions en « guest star » auprès de Cecil Payne (Zodic, en 1968), Cedar Walton (Cedar ! en 1967, un disque étourdissant paru chez Prestige) et enfin Clifford Jordan (In the World, en 1969).

The Arrival of Kenny Dorham

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