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considérations littéraires, musicales, cinématographiques, politiques et philosophiques...
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17 mai 2016

Esprit dévergondé... * * * * *

Kenny Barron - Sail Away

 

Dans la discographie du pianiste Kenny Barron, disons-le de façon péremptoire : seuls cinq ou six disques sont vraiment « indispensables ». En tous les cas, parmi ces perles qui ne souffriront jamais la redite et que je place au dessus du lot, de par leur excellence et leur beauté quasi-absolue, se trouvent Scratch en trio avec Dave Holland et Daniel Humair (Enja, 1986), New York Attitude (sorti dans les bacs en 1996), puis les deux volumes au Bradley's (dont on attend avec impatience la publication du troisième set…), et enfin, ce « Wanton Spirit » (publié par le label Verve en 1994). Quand sort cette galette au milieu des années 90, Kenny Barron et Keith Jarrett dominent leur instrument comme quasiment personne dans la stratosphère du jazz ! Du moins, dès qu'il s'agit de festivals et de concerts, ces deux là sont les plus convoités. Leur succès est phénoménal. Avec ce set studio intitulé Wanton Spirit (que l'on pourrait traduire par esprit alerte ou esprit dévergondé), le pianiste publie un disque inoubliable. Pour la réussite de cet opus, trois éléments furent déterminants : une prise de son exceptionnelle, un répertoire génialissime, et enfin une rythmique de rêve. Les amateurs de jazz et de Grande Musique gardent forcément de très grands souvenirs quand le pianiste fut de passage chez Stan Getz (de 1984 à 1991). Nul n’a oublié le merveilleux People Time, disque magistral en duo (ou encore « Voyage » avec LE quartette)… Certes, à cette époque (milieu des années 90), de grands pianistes rivalisaient d'ingéniosité et sortaient par wagons entiers quelques galettes qui encore aujourd'hui font figure de « bornes » musicales. Que l'on songe au trio de Keith Jarrett avec son magnifique « Standards In Norway », au trio de Tommy Flanagan avec la publication de ce bijou poétique qu’est « Sea Changes », à quelques pépites de Mal Waldron dans le même format et enfin à Mulgrew Miller enregistrant à la même époque son chef-d’œuvre « With Our Own Eyes » (liste contractuelle et non exhaustive)... « Wanton Spirit » est un disque non seulement admirable, mais surtout il s'agit là d'un enregistrement d’une puissance narrative incomparable. Techniquement, le pianiste n’a sans doute jamais été aussi inspiré et aussi épanoui. Toucher d'une grande élégance et d’une liberté quasi insolente, sa maîtrise du piano est inconditionnelle !

Alors bien sûr, il ne s'agit pas d'un « live », mais à ses côtés, il trouve l'immense Charlie Haden (contrebasse) et le vétéran Roy Haynes (batterie) dont les frappes et frisées sur la caisse claire sont phénoménales. Tout deux donnent au pianiste une impulsion et un élan qu’on ne lui connaissait pas forcément jusqu'alors (sauf sur « Scratch » aux côtés de Dave Holland et Daniel Humair...). Si à la même époque Barron tournait avec une autre section rythmique (à savoir les fidèles Ray Drummond et Ben Riley, respectivement à la contrebasse et à la batterie, comme en témoignent Lemuria et la série des Bradley's), ici, grâce à deux musiciens sacrément solides et techniquement irréprochables pour ne pas dire impressionnants, le pianiste sort de ses gonds (« Be-Bop » de Dizzy Gillespie, « One Finger Snap » d’Herbie Hancock) et les échanges d'idées entre les trois musiciens atteint un niveau sans équivalent. Le répertoire alternant balades savoureuses et morceaux péchus est complexe, varié, et donne à entendre un triangle soudé comme jamais. Le plaisir est d'autant plus grand que les musiciens vont jusqu’au bout de leurs conceptions musicales! Et ça, ça n’a pas de prix ! De l'épanouissement harmonique d'un « Sail Away » (composition lyrique de Tom Harrell) au panache d'un « Madman » (techniquement, cette pièce à la lisière du free est impressionnante, Barron multipliant les chausse-trappes, dans un dialogue serré avec le batteur uniquement!), l'auditeur baigne dans une orgie sonore étourdissante pour ne pas dire vertigineuse. Essentiellement composé de standards immortels et parfaitement choisis (« Melancholia » de Duke Ellington, « Passion Flower » de Billy Strayhorn, « Be Bop » de Dizzy Gillespie) mais aussi de quelques compositions originales, plus ou moins récentes (le magnifique « Loss of A Moment » de Victor Lewis, « Madman » la pièce la plus dévergondée de l'album, un vrai tour de force...), l'autorité de ce trio est palpable de bout en bout. Le seul regret, hors mis un duo capté à New-York l'année suivante, c'est que l'aventure ne se soit pas poursuivie.

Quant à la prise de son, elle est bien sûr exceptionnelle. Enregistré à New-York en février 1994 dans des conditions de confort optimales, « Wanton Spirit » ne souffre pas la redite. On peut se le passer autant de fois que l'on veut sans y voir pointer le moindre ennui ! Dans l'art du trio, malgré son classicisme affiché (Barron n'a jamais révolutionné le piano jazz), cette galette demeure une expérience sonore in-com-pa-ra-ble. Les pièces sont toute aussi savoureuses les unes que les autres. « Nightlake » révèle l'alchimie d'un trio bouillonnant. La musicalité associée à la complexité de l'ouvrage aboutit par ailleurs à un sentiment de beauté à nulle autre pareille (The Loss of A Moment, Sail Away). C'est vraiment de l'or en barre (richesse harmonique, sens de la nuance, sens de l'espace, digressions). Barron multipliant les doubles et triples croches ne fait jamais dans l'ostentatoire. Il est seulement un homme heureux, en parfaite osmose avec ses comparses. Charlie Haden est comme à son habitude d'un soutien indéfectible (les deux hommes se retrouveront quelques années plus tard, comme je le laissais entendre plus haut, dans la performance « live » de Night and The City). Quant à la pièce éponyme de l'album, elle révèle une fois de plus la fraîcheur et toute la spontanéité de cette rencontre inédite. Barron à qui semblait tout sourire à cette époque joue sans crainte, prend une foule de risques démesurée et ça fonctionne à merveille. « Wanton Spirit » signifie « esprit dévergondé » ou « esprit exubérant », et c'est bel et bien de quoi il s'agit ici même si le tout est maîtrisé avec une science du propos qui nous laisse pantois. Piano ondoyant, main gauche hallucinante, nervosité narrative, confort d'écoute, interaction au sommet, rarement un disque en trio nous avait parus à ce point génial. Evidence du jeu à trois. Evidence d'une œuvre pleine et complète. A ce niveau-là, c'est un disque « phare » dans la discographie des trois hommes. Un disque incontournable, d'une grande classe et qui près de vingt ans après sa publication n'a pas pris une seule ride! D'y revenir aujourd'hui me donne autant de plaisir et de pèche qu'au premier jour. A ranger parmi les quatre ou cinq chefs-d’œuvre du pianiste.

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(1) Par « jazz mainstream », entendez par là un « jazz classique », aux lignes mélodiques claires, d'une élégance et d'un swing sans pareil en raison d'une science inouïe en termes d'harmonies (Oscar Peterson et Teddy Wilson en ont été les plus grands ambassadeurs).

Kenny Barron Wanton Spirit

 

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