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considérations littéraires, musicales, cinématographiques, politiques et philosophiques...
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17 mai 2016

redécouvrir Mulgrew Miller... * * * * *

Mulgrew Miller - Small Portion

Ce deuxième album de Mulgrew Miller pour le label Novus/RCA que je m'étais procuré lors de sa sortie en 1994 est certainement l’un des meilleurs enregistrements en trio du pianiste (1), si ce n’est LE meilleur. L'ayant prêté à un pote que j'ai depuis perdu de vue, je dus attendre un bon bout de temps avant de le retrouver à prix doux... Lorsqu'on s'intéresse à la discographie assez pléthorique de ce musicien, on pense forcément à un jazz classique de grande qualité, où tous les ingrédients sont présents (blues, swing, complexité, clarté du phrasé, conviction dans les idées). Affichant une sincérité inouïe dès qu'il posait ses mains sur le clavier, mais faisant aussi preuve de beaucoup d’humilité, Mulgrew Miller s'est toujours situé dans la lignée des grands stylistes que furent Tommy Flanagan, Hank Jones ou encore John Hicks. A cette époque (début des années 90, date à laquelle fut gravée With Our Owen Eyes dont je vous propose un extrait ci-desssus), le pianiste était vraiment au sommet de son art. Cet expert du clavier possède de surcroît un toucher remarquable et ce n'est pas un hasard si Art Blakey, Betty Carter, Mercer Ellington ou encore Woody Shaw firent appel à ses services. Musicien surdoué dont les qualités sont indéniables (jeu percutant, harmonies complexes, sens inouï du swing), Mulgrew Miller était ce qu'on appelle un musicien complet. Comparé à ses derniers disques publiés sous le label MaxJazz (2), « With Our Own Eyes » se situe au-dessus du lot, non seulement parce que ce fut là le premier album du pianiste que je découvrais mais aussi parce qu’au fil des années, « With our own Eyes » est d’une évidence musicale absolue. Même si le premier thème n’est pas forcément « accrocheur » (les ostinatos sombres du pianiste appuient cette impression), « With Our Own Eyes » reste un disque superbe de la première à la dernière piste.

De par ses climats riches et variés, le disque s’incarne en un chef-d’œuvre du trio tout acoustique : on est vraiment en présence de ce que j'appelle trivialement la quintessence du format classique de piano jazz. Entouré de Richie Goods à la contrebasse et de Tony Reedus (2) à la batterie (dont on admirera le jeu aux balais et tout en syncope sur « Dreamin’ »), Mulgrew Miller livre ainsi un disque substantiel, d'une élégance rare, et surtout d'une très belle cohésion. A coup sûr, la richesse harmonique de son piano vous laissera rêveur ou émerveillé. Les écoutes successives confirment par ailleurs la profondeur du propos. Certes, dès le premier thème (« Somewhere Else »), tout comme avec « Another Type Thang », l'on songera parfois à McCoy Tyner de par l'atmosphère et le lyrisme. Mais pour Mulgrew Miller ne pourrait-on pas aussi aborder l'influence de Phineas Newborn Jr. (« New Wheels ») ? Le pianiste partage en effet avec ces deux pianistes une conception à la fois orchestrale et percussive du piano. Mais l'on songera aussi à l'univers de Debussy et aux climats hispanisants de Ravel dans l'exposition de certaines pièces, et pour ce côté parfois impressionniste. L'influence du jeu d'Erroll Garner pourrait être également évoquée dans cette ballade d’une tendresse à faire pleurer (« Summer Me Winter Me », composition de Michel Legrand). Mais à ce jeu fastidieux des influences, on oublie parfois l'artiste pour ce qu'il est. Que le lecteur me pardonne donc cette mise au point un peu futile. Car au final, Mulgrew Miller a bien digéré toutes ces influences au point de jouer ce qu'il est devenu alors : un grand…

L'album, s'il est ainsi traversé d'un classicisme de bon aloi, n'en demeure pas moins d'une grande fraîcheur (sens de l'espace, renouvellement dans le choix des compositions). La qualité de jeu est telle que ce disque ne souffrira pas maintes écoutes : c’est l’album que je suis heureux de remettre sur la platine (vingt ans après, il fait toujours partie de ceux que je réécoute régulièrement). Composé de dix pièces savoureuses, toutes signées du pianiste (hors mis un standard qu'on ne présente plus, « Body and Soul » et deux compositions signées par de grands musiciens, Michel Legrand et James Williams), « With Our Own Eyes » est carrément devenue une borne du jazz contemporain. Les pièces sont traversées tantôt par un swing ravageur pour les morceaux rapides (« New Wheels ») tantôt par un raffinement exquis sur les ballades (« Body and Soul »); ça tourne à plein régime, ça roule, ça joue et ça swingue comme dans les meilleurs albums de Kenny Barron et de Tommy Flanagan. La section rythmique fonctionne si bien que l'auditeur a les bras qui lui en tombent. Ecouter le jeu de Tony Reedus sur « New Wheel » vers les 4'07 et vous m’en direz des nouvelles... Ce disque est justement une réussite pour la cohésion et la place laissée à cette rythmique. Sens de l'écoute entre les musiciens (ponctuations, réserves, jeux de questions/réponses, clarté du propos). Enfin, il serait bon d'évoquer ce sens de la dramaturgie des plus exemplaires sur quelques thèmes (« Words » par exemple) et de souligner le talent de compositeur de ce pianiste incisif. A une époque où de jeunes loups faisaient alors fureur (Marcus Roberts, Stephen Scott, Jacky Terrasson, Cyrus Chestnut), cet opus se démarquait de par une musique bien plus percutante et surtout bien plus profonde de mon point de vue. Un chef-d'œuvre sans aucun doute...

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(1) Des trois disques gravés pour le label Novus, on ne négligera pas Hand in Hand (1993) et Getting to Know You (1995). Cette trilogie représentant pour moi la quintessence de l’art de ce pianiste incomparable.

(2) Les volumes publiés par ce label (notamment la série au Yoshi’s et au Kennedy Center) sont très bons, et même excellents, il va sans dire, mais ne m’apparaissent pas aussi surprenants que ce « With Our Own Eyes ». Aussi, je garde le souvenir d’une nuit de février 1997: France Musique diffusait alors un « live » de Mulgrew Miller au New Morning. C'était son trio avec Richie Goods et Kariem Riggins. J’avais enregistré ce concert sur cassette! Plus tard, lorsque je croisais le pianiste, je lui en parlais. Il était tout sourire. Il en gardait un excellent souvenir lui-aussi. Il serait bon que l'INA ou un label diffuse ce concert magistral au cours duquel on put entendre, entre autres, une version d'anthologie de « Just Friends » (plus de 15 minutes).

Mulgrew Miller With our Own Eyes

 

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