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considérations littéraires, musicales, cinématographiques, politiques et philosophiques...
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6 octobre 2022

Spécial At the Deer Head Inn...

Le label Savant a sans doute eu raison de publier cette captation « en direct » au Deer Head Inn, le fameux club de jazz où ont enregistré quelques pointures comme Keith Jarrett, Gary Peacock, Paul Motian, Phil Woods, ou encore Dave Liebman et Marc Copland (1)... L'album a reçu pas mal d'éloges de la part de la presse. Downbeat consacre même l’album comme l’un des meilleurs de l’année 2021: « The quartet’s simultaneous awareness of one another, the audience, the jazz tradition and the weight of the present era makes for a spellbinding live recording. » Pour moi, hélas, ça n'est pas une grande surprise. Quand sort le disque, je découvre très vite le nom des musiciens :  Jim Snidero  au saxophone alto (j’ai toujours aperçu son nom ici et là, mais jamais je ne m’étais penché sur son jeu…),  Orrin Evans  au piano (un habitué des clubs new-yorkais et du label Smoke Sessions),  Peter Washington  à la contrebasse (les amateurs de Bill Charlap connaissent forcément le contrebassiste) et  Joe Farnsworth  (batterie). Les conditions du « live » avaient tout pour me « séduire ». Las. Il n’y a là rien de bien marquant, malgré une très bonne sonorité (la captation sonore est à saluer et ce quartette de jazz tout acoustique, somme toute « classique », fait un sans-faute). Bref, ça joue bien. C'est propre. Mais aucun enjeu de taille. Le répertoire est constitué de standards (« Now's the Time » de Charlie Parker, « Autumn Leaves » de Kosma/Prévert, « Ol' Man River », « Bye Bye Blackbird », « Idle Moments » de ‎  Grant Green , « Who Can I Turn To » et enfin « My Old Flame » et « Yesterdays », jadis immortalisé par Billie Holiday ou encore Miles Davis.

Les morceaux oscillent entre 5 et 8 minutes. Et c'est l'un des premiers concerts enregistrés en club (devant un public) après le confinement mondial (l’album a été enregistré les 31 octobre et 10 novembre 2020). Alors, certes, on pourra toujours dire que je pinaille car, après tout, la version présente des « Feuilles Mortes » (« Autumn Leaves ») présente une belle densité et Jim Snidero prend quelques risques. Elle ne saurait cela dit dépasser la version de Miles avec Cannonball Adderley et Hank Jones dans  Somethin’ Else . Ici, la version est plus une réaction qu’un désir de relire (et de recréer) un standard. D'ailleurs, l'intéressé le dit lui-même dans les notes de livret : « I’ve been upset by the general ineptitude of government over the past four years, and especially during the pandemic. At this time, I felt I needed more density in my playing to express myself ». Aussi, l’atmosphère (l’humeur générale, le « mood » du répertoire et du jeu) ne change pas trop entre les morceaux, malgré là encore, une belle intro sur « Ol’ Man River » (référence à  Frank Sinatra  forcément). « Bye Bye Blackbird » a beau être énergique, et plein de swing, là encore, je ne suis pas aussi enthousiaste que le public ou la presse. Pour moi, la seule grande (et belle) surprise, reste la version de « Idle Moments », si peu interprétée de nos jours. L’originalité du quartet (tout en restant fidèle à la trame mélodique) vient du fait que la sonorité du morceau est d’une belle cohésion.

Pour le dire autrement, sur certain titres, je ressens un réel potentiel... Pour le reste, pour ce qui complète le programme, pas de quoi s’émerveiller outre mesure. J’ai beau avoir l’oreille exercée, mais après deux écoutes, je pense ne pas me tromper en disant que ce disque est un peu surestimé du côté de la presse spécialisée (en Amérique, notamment) : Downbeat : 5 étoiles (sic). AllMusic Guide (4 étoiles). Cela n’enlève rien au fait que Jim Snidero est un leader honorable. Ses compagnons de route sont également de bons musiciens. Mais en étant attentif, vous remarquerez qu’il y a très peu de place pour la rythmique. Très peu de solos. Peu d'interactions. Très peu d’espace aussi. Peu de risques individuels. Le saxophoniste, pour le dire encore autrement, monopolise le répertoire (la rythmique s’assure d’être là mais sans intervention notable). L’intention de couper court au brouillard de cette satanée pandémie (« I just felt like the perfect opportunity to cut through the fog of this damn pandemic and mark this moment in time ») n’y changera rien. Bref, ça reste « sage » (pulsations régulières, peu de brisures rythmiques), et bien propret tout du long. N’exagérons pas : il n’y a pas là d’expérience sonore bouleversante en termes de jazz. Et Jim Snidero, tout bon technicien qu'il est, n'a pas une sonorité singulière, comme purent en avoir une un  Phil Woods , un ‎  Sonny Stitt , un  Lee Konitz  ou encore un ‎ Eric Dolphy . Cela dit, si vous aimez une certaine « zone de confort » en matière de jazz et que vous aimiez la nostalgie des temps passés, ne passez pas à côté...

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(1) Les trois autres albums que j’aimerais ensuite chroniquer ont été, eux-aussi, captés au Deer Head Inn :

- Keith Jarrett ‎ at the Deer Head Inn  (ECM, 1994)
- ‎ Quartette Oblique  (Sunnyside records, 2018)
- Phil Woods  Live at the Deer Head Inn  (Deer Head Inn records, 2015)
At The Deer Head Inn
Après le  Live at The Deer Head Inn  du saxophoniste Jim Snidero (Savant, 2021), j’ai voulu ressortir ce diamant noir du pianiste Keith Jarrett, enregistré trente ans plus tôt dans les mêmes lieux (un club se trouvant dans une forêt de Pennsylvannie). Publié en 1994,  At The Deer Head Inn  est passé plus ou moins inaperçu. Jazz Hot l'avait toutefois estampillé d'un « indispensable » bien mérité. De le réécouter régulièrement me permet de dire que c’est certainement l’un de mes préférés dans la discographie de celui qu’on surnomme de façon un peu snobinarde le « Mozart » du jazz. Et si  At The Deer Head Inn  tient désormais une place de choix, il y a une raison : la présence du batteur  Paul Motian . Il contribue grandement à la réussite de cette galette. Du coup, on a droit à un sommet musical inespéré. Enfin, Motian retrouve l'un de ses alter-égo le temps de ce set : le contrebassiste  Gary Peacock . La soirée deviendra mythique, voire « historique ». Avec cette rythmique de rêve, pouvait-il en être autrement ? Quant à  Keith Jarrett , même s’il est le pianiste le plus controversé (et médiatisé) de ces quarante dernières années, ça n'est pas un musicien comme les autres. C'est aussi un arrangeur brillantissime, un pianiste bourré d'idées. A cette époque, il est en pleine possession de ses moyens (un lieu commun que de le rappeler). En tout cas ici, il introduit comme personne, ou comme lui seul sait le faire, des climats indicibles. Une densité et une dynamique qu’il n'a pratiquement jamais retrouvées depuis. Sur chaque titre, que ça soit sur des standards ou sur ses propres improvisations, il dresse des décors étourdissants, d'une élégance inégalée. Au cours de savants préambules (d’autres parleraient de « préliminaires »), il joue en solo (on remarquera cette tendance, ou disons cette approche, dans les ballades, et même dans les morceaux rapides). Enfin, le chant lyrique, avec son expression mélodique, prend ici tout son essor et son épanouissement.

A cette époque, le pianiste creusait vraiment « profond » avec un naturel qui avait de quoi rendre jaloux tous les pianistes de la planète (ou presque). En plus de ça, il ne tombait jamais dans la redite, ni dans la caricature. Le pianiste se renouvelait sans arrêt... Grande époque pour lui et pour nous ! D’aucuns affirmeront qu’au cours de cette soirée de septembre 1992 Jarrett a atteint l’un des sommets de sa discographie. Yep, c’est l'évidence même. La superbe version de « Solar », célèbre composition de  Miles Davis , illustre d’emblée le niveau d’excellence de ce trio. Excellence seulement ? Non, c’est carrément exceptionnel. Quand de surcroît, vous tombez sur une captation « live » de cette qualité-là (presque envie de dire qu’on n’en trouve plus à l’heure actuelle, ou si peu…), les bras vous en tombent. Ce concert est l’œuvre de trois esthètes libérant le chant intérieur. Pour preuve la version de « Basin Street Blues » (composition de  Duke Ellington ) au cours de laquelle, l’humour du pianiste se fait jour. Oui, à cette époque, il ne se prenait pas au sérieux. Flagrant. La détente sur ce titre en ravira plus d’un. Parfait exemple d’un blues où se côtoient humilité, finesse, sens de l’écoute, phrasé et circonvolutions (ne tombant jamais dans le cliché), langueur et surprises à n’en plus finir. La présence de Paul Motian apporte du relief à ce concert dont la durée est celle d’un set de une heure. Faut dire que le batteur est un fin coloriste, un Picasso à lui seul ! Enregistrée peu de temps après la session studio  Bye Bye Blackbird  (en hommage au Sorcier Noir qui venait de nous quitter), la musique qui se déploie se fraie un chemin au-delà des coulisses d'un manoir hanté et enchanté ! Pareille session sonne bien mieux que le  Tribute  gravé deux ans plus tôt et au cours duquel on entendait quasiment le même répertoire.  At The Deer Head Inn  dévoile surtout sept standards qui se promènent vêtus de leurs plus beaux apparats.

Les sept pièces sont en effet des merveilles en termes de tempo, de variations et d’idées harmoniques. Musicalité, rigueur, joie de vivre, bien-être, sens de la dramaturgie sur les plus belles ballades jamais entendues sur disque (« You Don’t Know What Love Is » et surtout « It’s Easy To Remember »). Au cours de ce set, les trois hommes, sans répétition ni règle préétablie, atteignent de façon naturelle et désarmante une rare alchimie. Et à chaque fois que j'écoute ce corpus, ce sont quasiment les mêmes sentiments qui me submergent : je me dis que c’est la musique du ciel ou celle des limbes d’un paradis intérieur. Ajoutez à cela, l’ambiance nocturne d'un club, un public très attentif… Au cours de ce set, jamais ne pointe l'ennui. Bref, vous avez là un immense Classique du jazz ! Passées les premières secondes, l'explosion et la perfection mélodique ne redescendront plus jamais : écoutez la version de « Bye Bye Blackbird », le magnifique « Chandra » (signé  Jaki Byard ), « You Don’t Know What Love Is »…ou encore « You And The Night And The Music » (je ne comprends toujours pas pourquoi ce thème est si peu interprété). Bref, tout cela c'est du nectar ou des gouttes de miel… Et puis, on ne le dira jamais assez : l’histoire du jazz s’écoute en direct, avec cette évidence de la mélodie présente et renouvelée, entre passé, présent et futur, entre sincérité et authenticité, rigueur et humour. Au final, il s'agit là de quelques rayons de soleil d’automne, de lumières boréales qui nageraient au sein d'un lac rempli de truites mouchetées. Le jeu des musiciens apporte une si juste résonance, un décor si passionnant et si fécond (la coda hypnotique de « You Don't Know What Love Is », tout en staccato...), qu'aujourd'hui encore on en serait presque à se demander s'il ne reste pas d'autres bandes issues de la même soirée. Bref, c'est dans la qualité intrinsèque de ce trio que l'innombrable nature apparaît sous sa forme la plus immédiate, que la vérité du brin d'herbe et de la goutte d'eau s'impose à nous de la manière la plus tendre (« It's Easy to Remember »)...

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(1) C’était donc un « inédit » de taille à l’époque, puisqu’à la place de Jack DeJohnette, le pianiste retrouvait Paul Motian, seize ans après leur séparation (écoutez par exemple leur disque  Hamburg ’72  avec le contrebassiste Charlie Haden). On sait que pareilles retrouvailles ne fonctionnent pas nécessairement… Mais ce « gig » à « l’auberge de la tête de chevreuil » (c’est le nom du club qui avait consacré le pianiste alors âgé de seize ans lors d'un premier engagement professionnel… lire les notes du livret) laisse entendre une musique essentielle, un jazz atemporel et indispensable, tant les idées harmoniques sont intarissables. Il s’agit de ces « disques rares » vers lesquels je reviens de temps à autre, assez régulièrement je dois dire. Ce ne fut pas la première fois que les deux hommes (Gary Peacock et Paul Motian) enregistraient ensemble (découvrez leur association au sein du trio de Masabumi Kikuchi dans Tethered Moon). Plus tard, les pianistes Marilyn Crispell et Marc Copland allaient bénéficier de la même rythmique… Tout comme Martial Solal et tant d'autres musiciens.

(2) « It’s Easy To Remember » est vraiment sublime au point que l’auditeur que je suis baisse à chaque fois les paupières dès que débute le titre : en effet, celui-ci est traversé par un sentiment de quiétude et de plénitude indicible. La perfection, comme dirait LD (lire sa chronique si vous n'êtes pas encore convaincus). Que vous soyez donc amateur ou amatrice, néophyte, ou tout simplement amoureux de cette musique (le jazz), et même, qui sait, hyper exigeant(e),  At The Deer Head Inn  devrait vous combler et vous accompagner longtemps… Il s'agit à mon sens d'un des plus grands concerts en trio de Keith Jarrett (avec le  Still Live  gravé en 1986 à Munich…). Les sept titres que constitue le répertoire atteignent un tel épanouissement, une telle hauteur, une telle profondeur... Même lors des concerts filmés (ceux que l'on trouve ici et là sur la toile), le standards trio n'atteint pas les sommets que l'on trouve  At The Deer Head Inn . S’il n’y avait qu’un mot, ça serait celui-ci : « indispensable ».




Le Deer Head Inn, c'est ce petit club dans la pampa de Pennsylvannie, un lieu où ont enregistré Keith Jarrett, Gary Peacock et Paul Motian (souvenez-vous de leur album de toute beauté paru chez ECM en 1994 qui s'intitule  At the Deer Head Inn ) mais aussi un certain Phil Woods... En 2018, quand sort ce titre publié par le label Sunnyside records, le titre me paraît énigmatique. La curiosité faisant parfois bien les choses, je découvre très vite le nom des musiciens... et puis, me rendant compte qu'il s'agit d'un live, je me dis, allez, fonce ! Les conditions du live avaient tout pour me séduire. Je n'ai pas été déçu. Et ne le suis toujours pas. Du reste, vous avez droit, ici, à une sonorité exceptionnelle (la captation sonore est à ce point superbe et ce quartette de jazz tout acoustique est d'une beauté sans équivalent). Vous vous pincez pour le croire. C'est surtout au fil des écoutes que je mesure l'ampleur et l'importance de ce disque qui, à priori, ne paie pas de mine. Après tout, quatre musiciens dont la renommée n'est plus à faire, la question reste légitime : est-ce que ça va fonctionner, la sauce va-t-elle prendre ? Comme vous, j'suis déjà tombé sur pas mal de disques dont l'affiche était au départ pleine de promesse (et donc alléchante) mais dont le résultat s'est révélé décevant (un exemple :  The Monterey Quartet  avec Chris Potter, Gonzalo Rubalcaba, Dave Holland et Eric Harland, une captation live de 2007 plutôt anecdotique, une association qui ne parvenait ni à s'élever ni à me surprendre). Par moments, d’ailleurs, je me demande quel quartet à l'heure actuelle peut rivaliser avec celui mené par  Dave Liebman  ? Même si au cours de ces trente dernières années, de Quest à James Brandon Lewis, en passant par Wayne Shorter, Charles Lloyd, Branford Marsalis, Chris Potter, Joe Lovano et Bill McHenry, les beaux exemples ne manquent pas (1)...

En tout cas, ici, nous sommes loin de toute visée commerciale. Si « Quartette Oblique » est dans la continuité des albums précités, je crains qu’il passe inaperçu, ce qui serait fort regrettable. D’abord parce que c'est un collectif inédit... et ensuite, parce qu’un jazz de ce calibre là, ça ne court pas les rues... Sans compter que le grand public ne s’y intéresse pas vraiment. Il s’adressera donc en priorité aux musiciens et aux amateurs du genre. Enfin, parce qu'au milieu de la multitude des publications mensuelles, un album pareil n’est qu’une goutte d’eau au milieu de l'océan. Et pourtant, le groupe surprend par son authenticité et sa qualité de jeu. Quatre professionnels hors-pairs à qui « on » ne raconte pas d’histoires... Autrement dit, pas d’esbroufe par ici. Nous tenons là un véritable « carré d'as », n'ayant qu'une nature et une fonction : servir la Musique avant toute chose. L'idée de départ vient du batteur : 
Michael Stephens . D'où la spontanéité de l'entreprise. Stephens (plutôt méconnu, il possède néanmoins un jeu fin et racé) invite  Dave Liebman  (saxophone ténor et soprano). Les deux hommes ont déjà joué et enregistré ensemble. Se joignent à eux  Marc Copland  (piano) et  Drew Gress  (contrebasse) pour ce qui, au départ, ne devait n'être (naître ?) qu’un simple « gig ». Le résultat, c'est que ça dépasse même la jam session. Ça devient en tout cas, à mes oreilles, un live d'anthologie, un disque bien au-dessus de la production actuelle. Rarement avais-je entendu Liebman aussi décontracté et surtout aussi inspiré (vous me direz, mais quand ne l'a-t-il jamais été ?). Quant à Marc Copland, si j'ai été un peu déçu par son tout dernier album en trio ( And I Love Her  chez Illusions, 2020), ici, il me surprend par ses idées et son audace (prise de risques, etc.). Une clarté, une inspiration… et un jeu spontané loin de tout cliché.

Enfin, un répertoire alléchant mais hyper risqué (car, ces thèmes, nous autres amateurs de jazz, nous les connaissons plutôt bien) : trois compositions de 
Miles Davis  (Nardis, All Blues, So What, maintes fois entendues ici et là, que ça soit dans  Kind Of Blue , ou chez Bill Evans), puis Vertigo, une composition signée  John Abercrombie , guitariste magnifique qui nous a quittés l'an passé. Enfin, un standard archi connu (You, The Night and The Music) et une compo de  Drew Gress  (Vesper), et une dernière signée  Duke Ellington  (In A sentimental Mood). Au total, sept titres, et un set de toute beauté à la fois très ouvert et très serré… à la fois ample et très intuitif, avec une alchimie incroyable entre les musiciens... Sur In A Sentimental Mood, on entend parfois le couvert des convives, quelques chuchotements (un peu dommage), mais l'acoustique est tellement bonne, pour ne pas dire exceptionnelle (chaque instrument est mis en valeur) que j'en oublie ce petit détail. Marc Copland joue très sobrement sur les ballades (magnifique interprétation sur Vesper), mais sur les morceaux rapides (comme So What), il se lâche (je l'ai rarement entendu ainsi, lui dont le jeu est plutôt axé sur la méditation). Ses idées harmoniques et mélodiques (notamment sur In A Sentimental Mood) sont sublimes (interactions, détours, jamais de redites, une façon de faire respirer le piano dont lui seul a le secret). Le batteur joue avec un raffinement inouï (aux balais, il s'avère un maître, et ses frisées, comme ses accélérations rendent ce set d'autant plus passionnant). Quant à Dave Liebman (2), que ça soit au saxophone ténor ou au soprano (3) : quelle sonorité ample et contrastée. Vraiment un maître lui-aussi (mais ça, on le savait). Il prend des accents très coltraniens (depuis ses débuts en 1967, Lieb n’a jamais caché son admiration pour  John Coltrane ).

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(1) Ces quatre saxophonistes ont renouvelé le genre. Wayne Shorter dans l'inattendu 
Footprints Live !  (Verve, 2002), Charles Lloyd dans ses albums chez ECM mais aussi chez Blue Note, tel  Passin' Thru  (Blue Note, 2017). Enfin, Branford Marsalis nous a laissé un superbe  Requiem  (Warner, 1998) avec le pianiste Kenny Kirkland. Et Chris Potter a littéralement décollé avec  Lift – Live at the Village Vanguard  (Universal, 2004). Les amateurs de jazz connaissent la suite. Les exemples ne manquent pas. Mais à chaque fois, il y a une ou deux questions à se poser : lesquels sont les plus inoubliables ? Et surtout lesquels réécouterai-je avec toujours autant de respect et d'enthousiasme ?

(2) Lieb trouve aussi un penchant du côté de 
Steve Lacy  (notamment sur des passages où sont palpables tensions et paroxysmes), ce qui n'est pas pour me décevoir. Mais, toujours cette sonorité personnelle, reconnaissable d’entre toutes. Alors, certes, on pourra se dire qu'il n'y a là rien de révolutionnaire (pas d'électronique, que de l'acoustique, et puis tous ces standards, à quoi bon les rejouer ?). Sauf que c'est le propre du jazz et des musiques improvisées : donner de nouvelles couleurs et de nouvelles dimensions. Et ici, c’est un pari relevé haut la main. Contrat bien rempli et un plaisir renouvelé à chaque nouvelle écoute.

(3) Quand ces morceaux sont joués avec autant de panache et de sensibilité, quand il y a autant de sincérité artistique, sans aucune triche, sans recette non plus, nous autres amateurs (ou musiciens) sommes émus. C’est mon cas, en tout cas. Ecoutez par exemple ce duo entre le batteur et le saxophoniste sur plus de quatre minutes (So What). Les musiciens me font parfois sourire (écouter par exemple l'improvisation de Lieb sur All Blues, sa façon de décoller : individuellement il donne tout ce qu'il a dans les tripes, avec une rythmique pleine d'intuition pour poursuivre ses idées et pousser le sax ténor dans ses derniers retranchements. Liebman donne vraiment une interprétation savoureuse et enthousiasmante. C'est forcément d'un très haut niveau. On notera enfin que Lieb ne joue pas de la flûte bambou dans ce disque. A découvrir donc séance tenante, tout comme ce concert sur youtube (un live donné par Lieb, Copland, Abercrombie, Gress et Billy Hart à Porquerolles. Il suffira d'écrire : Contact Live at Jazz A Porquerolles 2010). En attendant, voici un disque qui, à mon avis, ravira les néophytes comme les plus exigeants des amateurs de jazz. Et maintenant, en vous remerciant de m'avoir lu jusqu'au bout (pioufff)...
Le saxophoniste Phil Woods (1931-2015), l'un des tout derniers disciples de Charlie Parker (Sonny Stitt et Charles McPherson étant deux autres passeurs de l'un des initiateurs du bop) livrait, là, un set de toute beauté au Deer Head Inn avec un quintet de rêve. Un enfant de Charlie Parker, donc. De Charlie Parker et de Johnny Hodges, comme l'affirmera l'intéressé lui-même lors d'un concert donné à Paris... Comme le rappelle Francis Marmande, « pour la petite et la grande histoire, Phil Woods avait épousé Chan Parker, la veuve de Charlie Bird Parker, jouant dans la foulée l’alto du génie disparu. Un temps, on l’affubla du titre de « New Bird », ce qui n’est pas forcément un cadeau ». Ni une mince affaire. Sa discographie pléthorique recèle de maints trésors. Pour moi, il est clair qu'il y a de belles pépites, comme par exemple ce magnifique concert donné à Francfort en 1970 avec sa fameuse European Rhythm Machine composée du pianiste Gordon Beck, du contrebassiste Henri Texier et du batteur Daniel Humair ( At the Frankfurt Jazz Festival  est un joyau en termes de jeu et d'interaction, et puis quelle rythmique, mes amis, quelle rythmique : l’Austin Martin d’entre toutes). Indiquons également l'incomparable  Alive and Well in Paris , avec George Gruntz à la place de Gordon Beck. Là encore, une pépite... Mais, ne le crions pas trop fort sur les toits, hein... Je m'adresse ici principalement aux amateurs de jazz « purs et durs » (si tant est que le mot « puriste » signifie quelque chose... en fait, ce terme ne veut rien dire, il n'existe pas hormis pour quelques esprits chagrins qui se sentent bêtement exclus, alors qu'il suffit d'avoir de bonnes oreilles...).

En attendant, ici, au Deer Head Inn, le club où a également joué le trio de Keith Jarrett (voir 
At the Deer Head Inn ), c'est 56 minutes au compteur. 56 minutes de bonheur. Certes, ça n'est pas du même niveau que celui de Francfort. Mais quand même... On s'en approche à quelques degrés. Le soutien harmonique et rythmique est sans faille. Certes encore, les musiciens qui entourent Phil Woods sont différents mais ils sont sacrément solides. Et puis, il se connaissent déjà : au moment de l’enregistrement, cela fait plus de vingt ans qu’il tournent ensemble. Ça compte. Mentions spéciales donc à Brian Lynch (trompette) mais aussi Bill Mays (piano). Quant à la rythmique composée de Steve Gilmore (contrebasse) et Bill Goodwin (batterie), elle est du tonnerre ! Rutilante, celle-ci peut rappeler celle d’Art Blakey avec ses Jazz Messengers. Bingo ! Car il est question de cela ici : de transmettre, d'être des « messagers ». La prise de risque des intervenants (et la prise de son!), leur professionnalisme, tout cela s'entend. De la qualité avant toute chose. J’ai même été tenté de donner la note maximale. C’est vous dire ! C'était donc un soir d'automne, le 10 novembre 2014. Philip s'éteindra l'année suivante, un 29 septembre, à l'âge de 83 ans. Quand je réécoute cet album, je suis toujours frappé par l'énergie et le dynamisme de l'ensemble. Faut dire que ça joue serré, et même que ça pète sec. Le répertoire est fort bien choisi, entre standards (I'm A Fool to Want You) et compos plus ou moins rares (comme ce Bohemia After Dark, l'une des marques de fabrique de George Coleman) ou encore cette reprise de I've Got Just about Everything du chanteur Bob Dorough (1).

D’emblée, ce qui frappe sur Bohemia After Dark (ce premier morceau s’étire sur plus de 11 minutes), c’est la conviction avec laquelle jouent nos cinq lascars. Vous me direz, lieu commun. Je veux dire par là que la puissance de jeu est époustouflante. La connivence entre les musiciens aussi. Et puis il y ce sentiment de liberté à nul autre pareil. Écoutez attentivement le jeu de la rythmique avec le trompettiste mais aussi la puissance de Phil Woods. Quant au pianiste, il donne un solo de toute beauté. Bill Goodwin que j’avais découvert dans une galette de Tom Harrell (Upswing, chez Chesky records, en 1994) dans lequel officiait déjà Phil Woods (ces gars-là sont inséparables). Surl le titre suivant, We Could Make Such Beautiful Music, la tendresse est au rendez-vous. L’assurance aussi. La mélodie frémit comme le vent d’automne frémirait dans le feuillage. C’est bien sûr du très haut niveau, dans ce que peut offrir de mieux le jazz contemporain. Ça swingue, le plaisir est là de bout en bout. Et Phil Woods est comme un poisson dans l’eau. Sachez que la galette est disponible sur Youtube et d’autres sites de streaming (histoire de vous faire une idée et surtout histoire d’écouter cette perle). Si à un moment, j’ai aimé évoquer Art Blakey & the Jazz Messengers, c’est parce que le thème suivant (I’m just a Lucky so and so) m’y fait penser. La trompette de Brian Lynch trouve des inflexions lumineuses à la Lee Morgan ou à la Freddie Hubbard, et quand enchaîne Phil Woods, les bras vous en tombent !

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(1) Souvenez-vous, Bob Dorough avait donné la répartie à Miles dans 
Sorcerer  (Columbia, 1967).
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