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considérations littéraires, musicales, cinématographiques, politiques et philosophiques...
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4 juillet 2016

retour sur un événement musical incommensurable...

Oleo: Sonny Rollins

 

L'inattendu. L'imprévisible. L'ineffable. Et surtout un moment colossal dans l'histoire du jazz. Que vous soyez musicien, mélomane ou amateur de jazz, l'événement va vous terrasser ! Pendant plus d'un demi-siècle, rendez-vous compte, seule la partie visible de l'iceberg était disponible. Le « live » figurant sur le fameux Our Man in Jazz était connu de pas mal d'amateurs et figure toujours dans le panthéon des grands disques de Sonny Rollins publiés par le label RCA Victor (d’ailleurs, on peut toujours trouver la galette d'origine dans un coffret réunissant les albums de Sonny Rollins illustrant sa discographie du début des années 60). De ce concert au Village Gate où ne figuraient que trois thèmes dans Our Man In Jazz, les Japonais avaient bien déniché quelques pistes supplémentaires. Ils avaient produit à ce titre un double album (plutôt difficile à trouver pendant de longues années). Mais voilà, aujourd'hui, on peut vraiment parler d'événement musical sans précédent ! Nous est enfin restitué The Complete « Our Man in Jazz » : plus de six heures de musique (trois soirées « marathon », six sets de soixante dix minutes chacun)... Cette musique qui nous a brûlés les ailes et dont on espérait d'autres traces... et bien, c'est maintenant chose faite avec ce coffret intitulé « The Complete Live at The Village Gate 1962 » ! Rappel des faits : le trompettiste Don Cherry vient de quitter le quartette d'Ornette Coleman et le saxophoniste ténor Sonny Rollins sort de sa retraite existentielle et artistique (pendant trois ans, après sa tournée européenne de 1959, il s'était éclipsé pour une sacrée remise en question). Son retour fut marqué par un enregistrement magistral : The Bridge (RCA Victor, mars 1962). Mais très vite, il disloque son quartette avec Jim Hall et Connie Cay. Il garde son fidèle contrebassiste Bob Cranshaw. Il n'a qu'une idée en tête : rejoindre Don Cherry. Les deux hommes sont issus de deux univers différents (Rollins, c'est la perfection harmonique du jazz. Cherry, la dislocation harmonique du free). Mais ils s'entendent à merveille. Et puis surtout, le Colosse est un homme qui aime jouer sur scène. Plus rien ne lui résiste, plus rien ne lui fait peur. Les risques, il veut les prendre, et il va les prendre avec le trompettiste ! Faut dire que Don Cherry lui ouvre pas mal de perspectives. Rollins déclare : « Don Cherry and I would practice together, just he and I. Great fun. He had a fantastic musical imagination, musical mind. He always kept things on a creative, unplanned level. Spontaneous » (traduction : « Don Cherry et moi avions l'habitude de nous exercer, juste lui et moi. Que du bonheur ! Il avait une imagination musicale impressionnante. Un esprit purement musical. Il maintenait toujours les choses à un niveau de création incroyable, ça n'était jamais planifié, mais toujours spontané ! »). Ce témoignage rejoint et confirme bien entendu ce qu'en disait déjà Steve Lacy quelques mois plus tôt (voir l'album Evidence gravé en 1961 sous le label New Jazz).

Ainsi, il est parfois étrange de constater, de par un détour, de par une bifurcation ou une impulsion, comment un collectif en arrive à marquer des générations de musiciens et de mélomanes. Mais il est encore plus étrange de constater que, lors de sa publication sous le label RCA Victor, « Our Man In Jazz » fut torpillé par quelques critiques. A commencer par Pete Welding (qui attribua la note de trois étoiles chez Downbeat). Plus tard, de soi-disant experts méprisèrent cet enregistrement capté « live » au Village Gate au cours de ces quatre soirées (les 27-30 juillet 1962). Seul Ralph Gleason semblait y voir un potentiel énorme. Quant à Richard Cook et Brian Morton, deux autres critiques très considérés dans le milieu du jazz (auteurs entre autre du Penguin Guide to Jazz), là encore leur mauvaise foi est de taille : « The meeting with Cherry is both hit and miss » (« cette rencontre avec Don Cherry est à la fois aléatoire et ratée »). Jugement complètement à côté de la plaque, ou au mieux, paradoxal. Car je ne cesse de le répéter ici et ailleurs : le jazz, ça n'est pas autre chose que cela : de l'imprévisibilité, sortir des sentiers battus. Et l'essence de l'improvisation, surtout quand elle est organisée comme ici, c’est du nectar. Hélas, au lieu d'y voir une alchimie bouillonnante, au lieu d'y entendre deux voix bien distinctes se superposant avec un naturel inouï, deux approches du jazz se mariant de façon unique, les critiques des années 60 reprochèrent aux deux hommes d’avoir si peu en commun et que lorsqu'ils jouaient, c'était comme si l'on entendait deux instrumentistes jouant chacun de leur côté (sic). The Avant-Garde, l’album studio de John Coltrane avec Don Cherry publié par le label Atlantic deux ans plus tôt, avait subi les mêmes reproches. Aujourd'hui, ces opinions hâtives n'ont plus aucun intérêt pour au moins trois raisons : à l'écoute de ces quatre soirées historiques (j'insiste sur ce terme, « historiques ») qui nous sont donc entièrement restituées (sur le disque « Our Man In Jazz », seulement trois pièces avaient été retenues, « Oleo », « Doxy » et « Dear Beloved », que l'on retrouvera sur le disque 1) on entend deux musiciens mugir de plaisir... 2) Le public a évolué en matière de « free jazz » et depuis qu'il a découvert et écouté Ornette Coleman, il sait de quoi il en retourne... 3) La force, la puissance du collectif réunissant justement deux membres de l'ancien collectif d'Ornette Coleman (Don Cherry à la trompette et Billy Higgins à la batterie) avec la paire Sonny Rollins / Bob Cranshaw (contrebasse) donnent à entendre un carré d’as. Cette façon d'explorer en toute liberté une musique qui ne cessera pas d'être spontanée, parce qu’elle déambule là où elle le désire, c'est à ce point inoubliable. Alors, certes, leur aventure n'aura même pas duré une année (juillet 1962 - février 1963) et l'on pourra toujours regretter une telle interruption artistique (1), mais les faits sont là : ces pièces constituent en tout point un événement musical sans précédent.

Pour l'heure, vous pouvez donc appeler les pompiers ! Parce que, oui, « la maison brûle »... Et la maison, c'est le Village Gate, ce club de jazz situé dans le quartier de Greenwich Village à New-York. A toute fin utile, disons aussi que le label Solar Records a accompli un travail artisanal exceptionnel : dans un coffret de toute beauté, solide et carrément bien foutu (même taille et même concept que les coffrets ECM, tel que celui de Paul Motian par exemple), on a bel et bien l'intégrale de trois soirées au Village Gate, sans coupure, et dans l'ordre chronologique, s'il vous plaît! C'est une somme co-lo-ssale, un truc de malade ! Six disques, dix-huit titres, presque sept heures de musique bouillonnante, tout en furie et en mouvements... Avec ce genre de publication, on serait bien sûr en droit de se méfier parce qu'il ne s'agit en aucun cas d'un recueil « officiel » et que Rollins ne touchera pas de royalties... Pour l'heure, le Colosse ne s'est pas manifesté. En attendant donc, c'est vraiment un truc de fou furieux : l'on y entend un quartette en plein travail, en pleine exploration. Chaque morceau s'étend jusqu'à trente minutes et plus. Beaucoup d'improvisation libre (les titres s'intitulent alors « Untitled Original A#1», « Untitled Original A#2 », etc.). Tout au long de ces six sets (à partir du quatrième, les pièces sont beaucoup plus free), il s'agit bien d'une improvisation raisonnée ou disons organisée. Les autres titres, vous les connaissez forcément comme je le laissais entendre plus haut. Mais on a aussi le bonheur de trouver les versions inédites de « Solitude » (Duke Ellington), « Saint Thomas » (Rollins), « Home Sweet Home » (traditionnel), « Tempus Fugit » (Bud Powell) et « Three Little Words » (Kalmar/Ruby). Dire que j'attendais cet événement depuis quinze, vingt ans ! Prière exaucée ! Performance historique d'un quartette imprévisible à tout instant, jouant dans l'instant, se jouant du présent, avec un Sonny Rollins sortant des sentiers battus et un Don Cherry qui batifole dans l'eau comme ça n'est pas permis... Quant à la rythmique, elle est diablement efficace, tellurique, sur-prenante, laissant parfois les deux soufflants développer leurs idées. Un sens de l'espace inimaginable. Les ruptures harmoniques, avec ses idées toutes aussi folles les unes que les autres, qu'elles soient mélodiques ou rythmiques, jamais les mots pourront décrire une pareille expérience ! Billy Higgins est le diable incarné ! Sa pulse est incroyable ! Bob Cranshaw qui plus tard sera remplacé par Henry Grimes est lui aussi magnifique... Bon, et la prise de son alors ? Ben, elle y est... extraordinaire, immaculée (« pristine » comme ils disent Outre-Atlantique). Je ne ferai aucune comparaison, mais allez, je le dis de façon péremptoire et complètement assumée : ces traces sont aussi ESSENTIELLES que le Complete Live at The Plugged Nickel de Miles Davis, le Complete 1961 Village Vanguard Recordings de John Coltrane, le Complete Village Vanguard Recordings 1961 de Bill Evans. Aussi essentiel. Aussi indispensable. Attention, ce coffret ne restera pas longtemps disponible. C'est quasi-certain.

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(1) Les performances suivantes du collectif (peu nombreuses il est vrai) sont trouvables ici : un live à l'amphithéâtre de l'East River Park de New-York (août 1962). L'équipement était celui d'un amateur. On peut donc s'en passer car la qualité sonore laisse vraiment à désirer. Enfin, plusieurs traces de leurs tournées européennes circulent sous forme de bootlegs (enregistrements de janvier 1963 essentiellement parus sous le label Gambit). Mais ce coffret, on l'aura compris, est L'EVENEMENT à ne pas manquer. Non seulement les morceaux sont plus longs que partout ailleurs, les musiciens explorant longuement les bienfaits de l'improvisation libre, mais de surcroît la qualité sonore est à ce point EXCEPTIONNELLE.

(2) Suite à cette dislocation avec Don Cherry, Rollins reviendra à un jazz plus classique, parfois conventionnel (du moins en apparence). Dans « Rollins Meets Hawk », il trouvera en la personne de Paul Bley, un interlocuteur privilégié. Un pianiste dont on allait savourer l'art musical au fil des décennies.

 

Sonny Rollins Complete Live at Village Gate 1962

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