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considérations littéraires, musicales, cinématographiques, politiques et philosophiques...
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19 avril 2016

un live historique doublement sous-estimé...

Il est des disques qui lorsque vous les écoutez pour la première fois vous bouleversent à jamais. Vous en gardez alors un souvenir impérissable comme s’il s’agissait là d’un grand millésime. Et quand vous le sortez de la cave pour le déguster, c’est toujours avec beaucoup de soin et d’attention. Voilà ce qu’est un disque « culte ». Kind of Blue, A Love Supreme, Ah Um, Money Jungle et tant d’autres encore. Ils font partie de votre vie, de votre chair. Surtout quand vous les écoutez au creux de la nuit, entre minuit et quatre du matin. Bref, vous savez que vous tenez là une vraie pépite. Une perle rare. Ils ne sont pas comme les autres. Ils sont à part. Ils ont la grâce des notes justes et de ces moments où tout semble se mettre en place de façon si évidente, si naturelle… Tout semble être en parfaite harmonie. Voilà en résumé ce qu’est « The Complete Round Midnight at the Café Bohemia » de Kenny Dorham. Un superbe enregistrement dans les meilleures conditions : celui du club. Mais qu’attend donc le label Blue Note pour rééditer cette double portion de galette (quatre sets captés au cours de la nuit du 31 mai 1956)? Incroyable que ce qu’une perle pareille soit oubliée au fond des placards par les ré-éditeurs. Les prix affichés sur le site sont par ailleurs indécents, surtout lorsque dans mes recherches, je me suis aperçu que ce double compact ne coûtait que dix euros lors de sa première publication en 2002. Alors bien sûr, vous pourrez toujours vous consoler avec quelques sites en streaming, et quelques galettes éditées séparément (Round About Midnight et Round About Midnight, volume 2) mais attention aux éditions, certaines ne respectent pas l'ordre chronologique des morceaux. Quatre sets donc (oui, vous avez bien lu !). Un peu plus de deux heures de musique ineffable durant desquelles vous serez emportés hors de la rade par la force et la douceur d’un courant irrésistible. L'ambiance nocturne du club new-yorkais, le Café Bohémia, est perceptible, ce club où se sont illustrés Oscar Pettiford, George Wallington et autres Art Blakey, un lieu où l’on jouait jusqu'à l'aube (sic). Avec le sextette du trompettiste Kenny Dorham, le public est aux anges. Nous aussi. Seul Miles eut l'audace de graver autant de sets quelques années plus tard (notamment lors des séances historiques au Plugged Nickel). Le mois prochain sera donc l’occasion de fêter les soixante ans de cet enregistrement. Le constat est magnifique : pas une ride ne sillonne cette musique ! Pas une seule ! Ou alors, ce sont les rides ondulantes de l’âge qui se rient du temps.

Les critiques ont maintes fois rappelé que le trompettiste avait joué aux côtés de Charlie Parker mais n'avait pas la technique brillante d'un Clifford Brown ou d’un Fats Navarro. Certes, il n’était pas non plus « glamour » comme un Miles ou un Dizzy Gillespie. Mais son jeu était subtil et feutré. Et de la technique, il en avait quoi qu’on en dise. On sentait surtout l’humain derrière sa trompette. Une certaine fragilité aussi. Comme d’autres, j’ai parfois la tentation de vouloir le rapprocher de Chet pour son extrême sensibilité. Personnellement j'ai toujours ressenti chez lui cette bravoure et cette humilité qui le caractérisaient tant. Et sa trompette était l’une des plus belles qui soit. D’autres albums en attestent admirablement. Ici, même s'il n’est pas entouré de « grosses » pointures (ou disons de « stars », mais après tout, un « all star » ne fonctionne pas nécessairement), tout cela respire la vie authentique. Et si vous aimez les films noirs de la grande époque, alors vous serez ravis. Ambiance assurée. Bobby Timmons par exemple m’y apparaît beaucoup plus sobre que lorsqu’il était aux côtés d’Art Blakey ou sur ses futurs albums en leadeur. Sam Jones est à la contrebasse (très sous-estimé lui aussi) et l’obscur Arthur Edgehill à la batterie. Ce dernier est le gardien d’une pulse énorme et d’un tempo toujours raffiné. Enfin, on trouvera le saxophoniste ténor J.R. Monterose (superbe là encore !). L’autre surprise, c’est la présence de Kenny Burrell sur tous les sets, hors mis le premier. La veille, le guitariste venait de clôturer sa première séance studio pour le label Blue Note (l’impeccable Introducing Kenny Burrell). Autant dire qu’il est tout frais et bien ragaillardi. C'est donc un disque foncièrement nocturne, aux climats urbains, ça sent La Grosse Pomme à plein nez (« New-York Theme »). Ce disque, comme son titre l'indique, il faut l'écouter autour de minuit. Bref, c'est l'un de ces rares concerts de jazz exceptionnels qui par bien d'étranges façons se retrouvent une fois de plus dans une illisibilité incompréhensible (aucun commentaire sur le site jusqu'à présent).

Kenny Dorham est en pleine forme, et son sextet l’est tout autant. J.R. Monterose (au saxophone ténor) et Bobby Timmons y sont inspirés comme jamais. Avec des compositions comme « K.D.’s Blues » ou « Monaco », on sent l’originalité du jeu et l’écriture de traverse. Le saxophone ténor donne des volutes soyeuses jamais entendues auparavant. Peu de disques de ce musicien « obscur » qui évoque un Sonny Rollins par la fermeté de son phrasé et un Coleman Hawkins par l’amplitude de son lyrisme. A toute fin utile, le saxophoniste gravait la même année son premier album pour le label Blue Note, avec un Ira Sullivan des grands jours. Quel maître sous-estimé lui aussi ! Dans son interprétation de « Round Midnight » (Thelonious Monk), et plus encore sur « Autumn in New-York » (ballade savoureuse à faire pleurer les gros durs), il y est exceptionnel de feeling et d'inspiration. Oui, ces deux sets sont habités, y a pas à dire. C'est le jazz au firmament, au plus haut niveau qui soit. Un jazz qui touche les étoiles. Au diable les terminaisons (hard bop, bop... bien sûr que c'est du bop !), mais là, parce qu’il n’y a pas le désir de donner une performance spectaculaire (les gars ne cherchent pas épater la galerie), il y a une musique qui me touche et me bouleverse. Les musiciens jouent simplement mais avec une conviction (et un naturel qui laissera toujours pantois) ce qu'ils sont et ont toujours été. Des musiciens accomplis. De mémoire de jazzeux, je n'ai pas souvenir d'un concert aussi abouti, durant ces années là, avec une qualité sonore aussi exceptionnelle (galette pourtant enregistrée en mono). Mai 1956 donc. Miles venait d'enregistrer trois mois plus tôt son fameux Round Midnight avec Red Garland et John Coltrane. Disque historique là encore. Mais c’était une session studio. Dans les années 50, je l'ai peut être oublié, mais oui, il y a forcément eu un ou deux autres concerts inoubliables possédant cette dimension historique. On pense forcément à Art Blakey au Café Bohémia, justement, dans lequel Kenny Dorham s’était illustré (il était alors l’arrangeur du groupe). En attendant, ne passez pas à côté de ce que je considère comme l'un des quatre ou cinq disques majeurs de ce trompettiste à part (cet enregistrement figure parmi ceux que je préfère). Kenny Dorham connaissait la vie, la laissant transparaître dans son art (ce sentiment de « vécu » qui manque parfois à tant d’artistes aujourd’hui). D’une discrétion insondable, Dorham, c'était d'abord une sonorité qui pensait ce qu’il jouait et ce qui se jouait autour… Autour de minuit… Il possédait une telle clarté du phrasé, dans les tempos lents comme dans les tempos rapides, maîtrisait si bien l'espace qu’il est devenu l’un des secrets les mieux gardés…

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(1) On notera enfin que la prise de son est franchement exceptionnelle pour l’époque. Cela est dû aux efforts conjugués de Rudy Van Gelder (derrière la table de mixage) et du producteur du label Blue Note.

(2) Miles n’enregistrera en club qu’à partir de 1961 (les fameuses bandes du concert au Blackhawk de San Francisco).

(3) Une édition en simple existe toujours (avec un medley des quatre sets) où l’on retrouvera « Autumn in New-York » et « Round Midnight ». A l’origine, il n’existait que cette édition publiée par Blue Note en 1957. Il fallut « seulement » attendre 2002 pour enfin écouter le concert dans son intégralité.

Kenny Dorham - The Complete Round About Midnight at Café Bohemia

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Commentaires
F
Ben ça alors, ça fait sacrément plaisir ! Merci pour votre message Evan !
N
Cher FreddieFreeJazz,<br /> <br /> <br /> <br /> Il y a longtemps que je souhaite t'écrire mais, manquant d'audace et d'une nature procrastinatrice, j'esquive. <br /> <br /> Je veux te remercier pour la façon dont tu m'as enrichi ces cinq dernières années. L’événement est facile à dater :<br /> <br /> <br /> <br /> « Commande effectué le 29 novembre 2011 :<br /> <br /> <br /> <br /> Point of Departure – Andrew Hill<br /> <br /> Some Other Stuff – Grachan Moncur III<br /> <br /> School Days – Steve Lacy »<br /> <br /> <br /> <br /> Depuis cette date, mon intérêt discret pour le jazz c'est transformé en amour fou, et tu en es clairement un des plus coupable.<br /> <br /> <br /> <br /> Que de découvertes en lisant tes chroniques ! Çà a commencé avec la magie du soprano de Steve Lacy, le mystère de Jackie Mclean, la passion d'Eric Dolphy mais ce n'était que le début d'un long chemin qui m'a amené vers Wayne Shorter (comment pourrais-je te remercier de m'avoir fait découvrir Wayne Shorter!), le second quintet de Miles, quel bonheur cette musique…<br /> <br /> <br /> <br /> La révolution quand j'ai lu ta présentation des albums de jazz underground de Chicago. Quoi ?! Mais Comment ?! Qu'ouis-je ?! Il y a encore su jazz si vivant si urgent qui se joue dans le monde ?<br /> <br /> La révélation avec Pluto Junkyard et Old Idea de Josh Berman (parmi tant d'autre mais ces deux là...Enfin, tu sais)<br /> <br /> <br /> <br /> Une des pires choses que tu m'as faites c'est toutefois de m'avoir transmis cette belle maladie « Mal Waldron..A chaque fois que je lis son nom je suis parcouru d'un frisson » et je te jure… ça ne manque pas. En quintet, en solo, avec Lacy...ça ne manque pas. J'aime terriblement ça musique et c'est très certainement grâce à toi.<br /> <br /> <br /> <br /> Récemment encore, je me suis convertie au format classique du trio piano-basse-batterie qui m'ennuyait facilement (Monk et Bud excepté évidemment) mais je crois que je suis guéri, grâce à Pilc au Sweet Basil, Barron au Bradley et même Jarett au Dear Head...<br /> <br /> <br /> <br /> Tes chroniques sont tellement riches et honnêtes, leur fiabilité à été très rarement mis à l'épreuve. On y trouve des infos historiques, les liens entres les musiciens, les liens vers d'autres disques(!). Et surtout, et ça c'est réellement fantastique, toutes les époques du jazz sont représentées. Pas de triste spécialisations comme souvent dans le jazz contemporains ou dans le jazz d'avant les années 70…<br /> <br /> Je les lis toutes, entre quelques secondes et quelques mois après leur parutions, même si je ne peux pas acheter toute cette musique bien sûr..  mais dès que j'entends parler d'un album je tape que google amazon.fr FreedieFreeJazz. Je souhaiterais que ces petits trésors soit conservés ailleurs que sur ce site à qui je ne fais pas vraiment confiance pour ça, la section Listmania a déjà disparu il me semble mais évidemment ce choix ce justifie facilement par l'abondance des références<br /> <br /> <br /> <br /> Je te remercie du fond du coeur de partager ainsi ta passion avec tant d'amour et de précision. Je te dois une grande partie de ce que je sais et j'aime sur le jazz, et de beaux moment de bonheur musicale.
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