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considérations littéraires, musicales, cinématographiques, politiques et philosophiques...
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28 juillet 2016

En attendant le prochain Fred Hersch (suite)...

Fred Hersch - Sarabande

 

Il y a trente ans, Fred Hersch gravait en trio son deuxième album en leadeur. Le titre dit d'emblée tout l'amour du pianiste pour cette danse lente et hypnotique qui est en même temps une danse forte, douce et noble (1). « Sarabande » fut enregistré quelques mois après « Horizons », lequel album marquait les vrais débuts du pianiste en tant que leadeur (un premier disque gravé aux côtés de Marc Johnson et Joey Baron). De mon point de vue, et ce malgré une photo peu alléchante, ce deuxième album se situe nettement au-dessus. Pour plusieurs raisons. La première tient au répertoire (variation des climats, entre compositions personnelles et standards inoubliables). La deuxième est due à la présence conjuguée de Charlie Haden (contrebasse) et Joey Baron (batterie), donnant au projet de Hersch une consistance beaucoup plus naturelle et solide. Le jeu du contrebassiste (sonorités boisées, expression mélodique et soutien incomparable, force et puissance du tempo, sens de l’écoute) contribue à ce bonheur d’écoute, pour nous autres musiciens ou mélomanes. Le pianiste désirait, à cette époque, retrouver l'ancien compagnon d'Ornette Coleman. Les deux hommes se sont maintes fois croisés, lors de plusieurs gigs en duo, notamment au Bradley's (comme le rappelle le pianiste dans les notes de livret), puis lors de l’enregistrement de « Mighty Lights » de la saxophoniste soprano Jane Ira Bloom (aux côtés d’Ed Blackwell). Leur entente musicale ne faisait aucun doute. Hélas, leur dernière rencontre remonte à l’enregistrement de ce disque. Enfin, on soulignera le niveau d’excellence de l’ensemble. Chaque pièce est ici traversée par une grâce ineffable. Bref, « Sarabande » est tout simplement un chef-d’œuvre de musicalité incomparable. Comme d'habitude, l'esthétique de Fred Hersch est faite d'ombres et de lumières, et croyez moi ici, la luminosité atteint des firmaments que seuls Bill Evans et Keith Jarrett étaient capables d’approcher. Alors que j'avais noté moins généreusement d'autres albums du pianiste, avec celui-ci, Fred met la barre très haut et je donne ainsi le maximum d'étoiles dans ma notation. La quintessence de son expression artistique trouve un épanouissement harmonique des plus éblouissants qui soit. Souvent comparé à Bill Evans, Fred Hersch est en fait un pianiste singulier, ayant une sonorité bien à lui, mais comme son aîné, il a trouvé dans la formule du trio sa véritable identité.

Cette séance gravée à New-York les 4 et 5 décembre 1986 vient donc d'être rééditée par le label SunnySide sous l'impulsion du pianiste (mai 2015 pour les notes de livret, mars 2016 pour le pressage). En attendant la prochaine publication du pianiste (une nouvelle captation « live » au Village Vanguard avec John Hébert et Eric McPherson/// la sortie de « Night at the Village Vanguard » est prévue pour la mi-août 2016...), on ne manquera pas de réécouter « Sarabande », cette merveille des merveilles. Même s'il ne s'agit là que de l’unique enregistrement en trio de Fred Hersch avec Charlie Haden, on saluera l'initiative du pianiste. Charlie Haden nous a quittés il y a deux ans des suites d'une longue maladie. C'est donc une sorte d'hommage qui lui est rendu. Ce qui frappe l'auditeur, c'est bien entendu l’évidence de ce triangle rare qui n'a que très peu répété (sic). Quelle alchimie, quelles osmose au final ! Hersch n'a que trente ans au moment de graver cette galette, et son assurance artistique atteint un épanouissement que bon nombre de pianistes pourraient lui envier... Très à l'aise sur tous les tempos (les climats sont variés et la version de « What is this thing called Love ? », joué en ternaire, sur un rythme rapide et casse-gueule, pousse le pianiste dans des retranchements hallucinants, permettant aux musiciens de prendre des risques incroyables avec une assurance de jeunes adolescents). Le pianiste varie ainsi les harmonies, et propose des chants intérieurs mouvants. Mieux, on assiste à une sorte d'explosion lyrique sur chacune de ces pièces, sans que cela ne tombe dans la facilité ni la complaisance. Tout est parfaitement maîtrisé. Les émotions sont contrôlées, et en ce sens, « Sarabande » fait partie des plus grandes réussites en trio. Lyrisme, chant intérieur, complexité harmonique (écoutez « Enfant » d'Ornette Coleman, c'est d'un beauté sans pareille, avec un Charlie Haden donnant une assise et un tempo diabolique!), répertoire inoubliable, tout cela contribue à faire de « Sarabande » un album indispensable, forcément.

Composé de neuf pièces, l’album bénéficie par ailleurs d'une prise de son exceptionnelle. D'emblée, avec un « I Have Dreamed » d'une tendresse asbolue, Hersch raconte tout simplement la beauté des réveils sortis de l'aube. On est également heureux de retrouver deux magnifiques pièces composées par deux pianistes (à savoir « The Peacocks » de Jimmy Rowles et « Blue in Green » de Bill Evans). Deux versions d’anthologie qui ne tombent jamais dans la sensiblerie. Quand le pianiste développe ses idées et improvise sur ces thèmes, cela donne des interprétations où l'osmose entre les trois hommes est à son comble. Les autres standards (« Enfant » d'Ornette Coleman, « What is this thing called Love » de Cole Porter, « This Heart of Mine » d'Arthur Freed) sont autant de prétextes pour raconter avec saveur et une rigueur incroyable des moments de vie unique. Loin du tumulte, loin du bruit. Fred Hersch a par ailleurs apporté quelques compositions personnelles tout aussi inoubliables (« Cadences », très influencé par Keith Jarrett, « Child's Song » en hommage à son mentor, Charlie Haden, ou encore « Sarabande »). A l’écoute de ce set studio de 55 minutes il y a vraiment de quoi être ému par tant de beauté. Comment ne pas être bouleversé au plus profond de son âme à l’écoute de chacune de ces pièces ? Ce sont parfois des échos à la musique de Schumann et de Chopin. Mais au-delà de ces références, c’est surtout une musique vivante, à fleur de peau. Album-phare dans la discographie du pianiste, « Sarabande » est à Fred Hersch ce que des albums comme « Explorations » ou encore « Portrait in Jazz » sont à Bill Evans. Il tiendra forcément une place importante dans votre cédéthèque. Ce jazz là, très classique, sait non seulement être tendre mais aussi décoller, prendre de la hauteur, de par une intensité et un sens de la création inouïe. Les musiciens dans une cohésion et une rare alchimie sont tous inspirés et trouvent des idées lumineuses en termes de mélodies et d’harmonies… La maturité du jeune Fred Hersch est ici indéniable. Voici donc un disque indispensable, et inépuisable à mon sens (d'ailleurs, depuis que j'en ai fait l'acquisition, je l'écoute régulièrement en boucle...). « Sarabande », quasiment obsessionnel, s'incarne en un véritable chef-d'oeuvre. L'évidence même de la quintessence du trio de piano jazz.
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(1) L'origine, discutée, de la sarabande, paraît être espagnole, voire sud-américaine. L'étymologie reste incertaine. Le terme serait dérivé du persan « sarband », turban (Dictionnaire étymologique, Alain Rey, 1992).

 

Fred Hersch Sarabande

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